« La Vallée de l’étrange » du Rimini Protokoll – humain ou robot ?

La Vallée de l’étrange est un spectacle qui a été présenté pour quelques dates seulement à Paris au Centre culturel suisse d’abord, puis à la Villette. Il s’agit de la dernière création du Rimini Protokoll, collectif de théâtre allemand connu pour ses enquêtes documentaires sur certains lieux, à partir desquels ils révèlent des pans d’histoire ou de la réalité contemporaine. En décembre dernier, le collectif présentait ainsi Les Trombones de La Havane à la Commune d’Aubervilliers, après plusieurs mois d’immersion à Cuba. La démarche de Stefan Kaegi, à l’origine du projet, est cette fois différente. La Vallée de l’étrange n’est pas le résultat d’un long travail de recherches documentaires sur un contexte spatio-temporel particulier. Le spectacle naît d’une rencontre avec Thomas Melle, écrivain allemand, avec qui le Rimini Protokoll propose un test de Turing extrême au spectateur : parviendra-t-il à faire la différence entre un robot et un humain ? L’expérience proposée met à l’épreuve nos capacités perceptives, mais nous amène surtout à nous questionner sur notre humanité, nous invitant à nous demander à quoi elle tient quand la technologie entreprend de l’imiter.

Sur le plateau encore sombre, se tient une silhouette assiste dans un fauteuil, à côté d’un écran placé au centre. Lorsque les rapports lumineux s’inversent, que la salle est plongée dans le noir tandis que le plateau est éclairé, on découvre que la silhouette distinguée était celle d’un homme assis, une jambe croisée sur l’autre. Son humanité paraît d’emblée incertaine. Le trouble ressenti paraît d’une autre nature que celui créé par Joël Pommerat, qui dans ses Contes et légendes faisait interpréter des personnages de robots à des jeunes actrices. La précision de leur jeu faisait cohabiter l’incertitude et l’assurance, opposant de manière étrange la perception à la raison. Ici, sans avoir rien lu au sujet du spectacle avant d’entrer en salle, le doute est premier. Il est nourri par le fait que les gestes de l’homme ne sont pas parfaitement fluides, que ses paupières paraissent un peu décollées de ses orbites, que le mouvement de ses lèvres ne paraît pas correspondre exactement aux mots qu’il prononce, ou simplement parce qu’à l’arrière de son crâne, on croit apercevoir un mécanisme électrique. S’il n’est pas pour autant immédiatement considéré comme un robot, c’est parce qu’il ressemble à s’y méprendre à un humain.

L’enquête visant à déterminer la nature de cet être est menée pendant de longues minutes. Tout en écoutant de loin ce qu’il dit, on déchiffre ses mouvements et son corps. On se dit par exemple que si c’était un robot, il ne serait pas aussi peu esthétique. Son visage est ridé, ses yeux cernés, son front bosselé. Son buste paraît néanmoins étonnamment carré, et ses bras ont une forme étrange… L’idée que c’est un robot s’ancre progressivement, mais le mimétisme est tel que l’on en vient à une solution intermédiaire, selon laquelle il y aurait un humain là-dessous, couvert de prothèses – hypothèse qui permet à la fois d’expliquer la précision des gestes et le léger bruit de mécanisme qui se fait parfois entendre quand il lève un bras.

Progressivement, ce que cet être dit sur un ton monocorde et les quelques images projetées sur l’écran à côté de lui font progressivement écho à toutes ces réflexions qui accaparent l’esprit. Sans se présenter, l’individu-non-identifié annonce une conférence inspirée par sa vie et celle d’Alan Turing, créateur de l’informatique et concepteur de l’intelligence artificielle. Certaines questions ou remarques retentissent parfois, notamment lorsqu’est décrit le principe du test de Turing, qui consiste à distinguer un robot d’un être humain.

Lorsque l’être raconte qu’il a publié un livre sur sa condition de maniaco-dépressif, et qu’il a envisagé de remédier à cette condition grâce à la technologie, puis lorsqu’il projette le film de sa rencontre avec un homme sourd de naissance qui a retrouvé l’ouïe grâce à une puce placée sous sa peau, ses réflexions nous impliquent individuellement dans le flux de pensées déclenché par les premières minutes du spectacle. En se demandant si la technologie ne pourrait pas pallier nos faiblesses, de la même façon qu’elle atténue les handicaps, il nous amène à réaliser qu’elle est déjà omniprésente dans nos vies, et qu’elle comble nos défaillances. Non pas tant par la prolifération des écrans, que par le fait que chacun utilise un réveil pour se réveiller à une heure précise. Agendas électroniques, podomètres ou pacemakers sont devenus la norme. De même que le fait de se retrouver à parler à des robots au téléphone, avant de réussir à joindre des personnes physiques si les premiers n’ont pas réussi à répondre à nos questions. A partir de quand est-ce que l’humain équipé de toutes ces assistances électroniques devient un robot ? La différence entre les deux n’est plus de nature, mais de degré, selon un continuum presque parfait.

Un deuxième temps de la réception de ce spectacle s’ouvre lorsque le spectateur accepte que se trouve face à lui un robot particulièrement sophistiqué. Sa posture devient alors défensive, alors qu’il essaie de définir ce qui le différencie de cet être, qu’il s’efforce à tout prix d’affirmer son humanité, son irréductibilité face à être qui lui ressemble par trop – en même temps qu’il ressemble à cette « machine de théâtre », spot placé à côté de l’écran, capable d’obéir à n’importe quel ordre. Le robot en question anticipe nos réponses – les erreurs, l’aléatoire, la fluidité de nos gestes, la spontanéité, la volonté, la liberté – et les met pour la plupart en échec. Il va jusqu’à démontrer que l’empathie n’est qu’une question d’imitation, que les robots sont même mieux qualifiés que les humains pour en faire preuve car ils peuvent calculer l’onde de la voix qu’ils entendent pour se situer sur la même longueur.

Nous voilà pour de bon engagés dans la « vallée de l’étrange », concept inventé par un professeur de robotique japonais, Masahiro Mori. Il désigne par cette expression les questionnements infinis que soulèvent le développement de l’intelligence artificielle. L’ambigüité cultivée depuis le début du spectacle est loin d’être atténuée alors que des images nous révèlent l’envers du décor. Sur l’écran, on découvre la démarche de l’authentique Thomas Melle, dont le double se trouve sur le plateau, alors qu’il se fabrique un masque en silicone ou qu’il actionne les prothèses qui se substitueront à lui. Le ventre se noue un peu quand on voit comment le masque formé à partir de son visage est étiré au moment d’être placé sur le mécanisme qui va l’animer. Plus encore quand le pied du robot finalement créé tourne de 360 degrés sur lui-même. Ou encore quand, à la fin, le public est invité à faire le tour du robot, et qu’on découvre son envers, ses câbles et ses fils qui côtoient de si près sa fausse chair et ses vêtements. Cette douleur qui se loge au creux de l’estomac révèle qu’in fine la machine est devenue quelque peu humaine dans notre perception, et que certaines choses nous paraissent contre-nature quand elles dépassent les possibles du corps humain. Perdus dans cette vallée de l’étrange, le vertige des questions soulevées nous saisit.

Après coup, une chose nous fait néanmoins reprendre pied. Alors que le robot nous mettait à l’épreuve d’applaudir ce spectacle qui s’est finalement passé de toute présence humaine, anticipant que les applaudissements n’auraient qu’une valeur rituelle, et alors que nous applaudissons quand même mollement pour revendiquer notre liberté, s’ancre la conviction que l’intelligence artificielle, quels que soient ses progrès, ne remplacera jamais le théâtre. Outre les nombreuses questions soulevées par ce spectacle, sa réception est marquée par l’attention distante prêtée à ce qui a été dit sur scène. L’écoute était parasitée par l’étrangeté de l’instance à l’origine de la parole, mais son manque de profondeur est aussi à mettre sur le compte de la faible présence de ce robot. Quoiqu’enregistrée à l’avance, sa voix est dénuée de toute émotion. De même, son regard manque de profondeur et ses gestes de vitalité. Le seul sentiment dont paraît capable ce robot est le cynisme – le moins humain de tous. Pour le reste, la neutralité à laquelle est condamnée sa diction encourage au décrochage. Il apparaît ainsi comme une évidence qu’aussi sophistiqués soient-ils à l’avenir, les robots ne réussiront jamais à remplacer l’acteur, distillat d’humanité.

F.

Pour en savoir plus sur « La Vallée de l’étrange », rendez-vous sur le site du Centre culturel suisse.

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