La Comédie de Reims accueille la tournée du dernier spectacle de Jean Bellorini, Histoire d’un Cid, créé l’été dernier au Château de Grignan. Le public scolaire est présent au rendez-vous de cette « variation d’après la pièce de Corneille », qui reconduit le projet de Bellorini de donner accès aux grandes œuvres du patrimoine au plus grand nombre – celles de Victor Hugo, de Dostoïevski ou de Proust précédemment. L’artiste s’inscrit dans une tradition plus vilarienne que jamais avec le choix de cette œuvre, après le mémorable Cid présenté dans la Cour d’honneur du Palais des Papes d’Avignon en 1951, avec Gérard Philipe dans le rôle-titre. Mais depuis cette époque, où Vilar réussissait à faire entendre la tragi-comédie de Corneille à près de 280 000 personnes sans en modifier les vers, il semble que nos oreilles soient devenues sourdes à l’alexandrin, et qu’il faille les adapter, les raconter, les commenter. C’est ce à quoi s’attelle Bellorini avec facétie, qui multiplie les approches du texte pour essayer de retrouver un contact avec lui.
Annoncer « Histoire d’un Cid », c’est tout un programme. Plutôt que de mettre en scène la pièce de Corneille, il s’agit de raconter une histoire inspirée par le personnage principal, devenu type par antonomase. Mais quel type ? celui de l’amoureux transi ? de l’être déchiré par le dilemme de l’amour et du devoir ? du héros capable de défaire des armées entières de More ? Charge au spectacle de nous dire quel Cid, terme qui vient de l’arabe « Sidi », le maître, le seigneur, expression honorifique octroyée par les Mores que Rodrigue défait entre l’acte III et l’acte IV. Bellorini annonce donc extraire la fable de la tragi-comédie pour en « rafraîchir l’écoute » selon ses termes, expression qui l’inscrit dans la lignée de Brecht qui préconisait de dépoussiérer les classiques, de les réécrire et les adapter pour en retrouver la « fraîcheur originelle ».
Il ne s’agit cependant pas de partir en quête de ce que cette pièce a eu « d’étonnant, de nouveau et de fécond » pour son époque. L’entreprise consiste plutôt à rejoindre l’œuvre depuis l’endroit contemporain qui est le nôtre. Pour ce faire, le metteur en scène réunit deux acteurs, deux actrices et deux musiciens sur scène. Ils sont donc quatre pour raconter Le Cid, ce qui implique nécessairement des détours. Le spectacle commence ainsi avec Karyll Elgrichi, qui fait le récit d’un orage en pleine mer, au-dessus d’un navire sur lequel sont célébrées les fiançailles de Chimène et Rodrigue, tandis que l’Infante, qui aime Rodrigue et l’a poussé dans les bras de Chimène pour se guérir de cet amour indigne de son rang, déplore son sort, perchée en haut du mat du navire.
L’entrée en matière est un peu étrange. Non parce qu’elle donne une importance particulière à ce personnage de l’Infante, dont le rôle, que l’on tend à oublier, est effectivement central dans l’histoire, mais parce que cette situation inventée d’un bateau en mer qui célèbre les amants, qui revient ensuite comme un fil rouge, n’apporte rien au texte original, n’en ouvre pas les significations ni l’imaginaire. Elle met même le texte en contradiction quand les quatre racontent que le bateau s’approche de la côte et que les enfants assistent à l’affrontement des pères qui rendra leur union impossible. Rodrigue et Chimène voient et racontent comment le père de Chimène donne un soufflet au père de Rodrigue. Celui-ci connaît donc les faits avant même que son père les lui rapporte. Et pourtant, quand la narration retrouve le texte de Corneille, Rodrigue ignore de qui il faut venger son père.
Cette incohérence met rapidement sur la touche la dramaturgie et fait renoncer à déchiffrer les quadrillages de lumière qui éclairent de mille nuances la scène et servent de scénographie, ou les mouvements du château gonflable qui s’élève ou s’effondre à plusieurs reprises, ou encore la statue de vierge à l’enfant placée sur un chariot quelquefois déplacé. Il ne faut sans doute pas déchiffrer cette mise en scène, mais l’envisager comme un terrain de jeu pour les acteurs et actrices, qui, pieds nus, se changeant à vue, testent toutes les manières possibles de dire les vers. Les stances de Rodrigue, morceau attendu, passage obligé, sont ainsi rythmées par le matelas gonflable géant sur lequel se jette et se rejette François Deblock à chaque strophe, incapable de s’arrêter à un parti.
Dire les vers de Corneille : tel est l’enjeu. Les résumer, les commenter, les raconter en les ponctuant d’incises, les déclamer, les faire dire au public, les chanter, les répéter, ou les dire le plus simplement possible comme le fait Cindy Almeida de Brito, en espérant que ça suffise. La diction n’est pas parfaite, il manque parfois des syllabes et des accents. Mais peu importe. La question est plutôt de savoir ce qui passe, pourquoi ça passe parfois mieux que d’autres, pourquoi on décroche à d’autres moments alors qu’on connaît certains de ses vers – plus qu’on ne croit. Ce qu’exploite à plein Bellorini, c’est le décrochage : il tourne en dérision cette langue châtiée, la confronte à un langage trivial – voire boloss, hommage conscient ou inconscient aux Boloss des Belles Lettres et à Jean Rochefort –, fait parler Luca Iervolino en italien quand il houspille son fils, fait chanter Daniel Balavoine à Rodrigue qui dit qu’il n’est pas un héros (et on constate alors qu’on connaît par cœur les paroles, alors qu’on ne connaît plus les tirades de Corneille).
Ces multiples décalages suscitent plusieurs fois le rire, ils relancent l’écoutent et soutiennent l’attention. Le procédé ne permet pas de raconter tout Le Cid, mais ce n’est pas ce que prétendait faire Bellorini. Il ne justifie pas non plus la réécriture peu convaincante de la fin, où les amants finissent noyés devant des « thons étonnés ». Mais la démarche ouvre la réflexion : que faire de cette langue si belle, mais si loin de nous ? Comment la faire entendre ? Le problème n’est pas l’alexandrin, ni les rimes. Ce n’est peut-être pas non plus le vocabulaire et la syntaxe datés qui font barrière. Si cette langue nous paraît étrangère, c’est peut-être à cause de sa densité extraordinaire, par rapport à notre langue quotidienne, extrêmement délayée, à laquelle elle est confrontée. C’est peut-être parce que chaque vers en dit beaucoup, énormément, parce que ça nous submerge et ça va trop vite que notre compréhension est à la peine. Parce qu’il nous faut trois phrases pour dire ce qui est contenu en quelques mots, qu’on a besoin de décortiquer ce qui s’imposait peut-être avant de manière fulgurante. Dès lors, c’est sans doute notre tendance au verbiage qu’il faut travailler pour que la langue de Corneille redevienne notre langue maternelle.
F.
Pour en savoir plus sur Histoire d’un Cid, rendez-vous sur le site de la Comédie de Reims.