Paroles gelées, ou plutôt « dégelées », est un spectacle de Jean Bellorini qui remporte haut la main le pari de faire entendre Rabelais sur scène, de rendre compte de son humour et de la richesse de sa langue, et de faire comprendre son texte sans pour autant l’aseptiser. Le spectacle est fidèle à l’auteur dans sa lecture et son esthétique, il est une véritable fête des sens et de l’esprit.
En préambule de cette adaptation, la compagnie Air de Lune commence avec certaines des pages les plus célèbres de Gargantua, l’épisode du torche-cul. Deux compères qui parlent en chœur ou à tour de rôle encadrent un érudit, une sorte de schtroumpf savant qui fournit les notes de bas de page pour faire mieux entendre les subtilités et le cryptage comique de la langue rabelaisienne. D’emblée surgissent ainsi le bas corporel et les attaques satiriques qui caractérisent cette œuvre, anticipant de peu le vin et la nourriture, toujours abondants.
Suivant la diégèse plutôt que l’ordre de création, on passe de Gargantua à Pantagruel, et en particulier sa rencontre avec le polyglotte Panurge. Le rideau se lève ensuite et révèle une scène cuivrée, avec en son centre une structure encore indistincte que la lumière permet peu à peu de distinguer, un amoncellement de corps et d’instruments sur une table et des chaises. La musique s’impose alors, omniprésente dans la suite du spectacle, à la fois puissante dans l’émotion qu’elle véhicule et teintée d’humour par l’interprétation des artistes.
De la rencontre de Pantagruel et Panurge à la découverte de la vérité, délivrée par l’oracle de la Dive Bouteille, les jeunes comédiens nous embarquent pour un long périple en mer provoqué par une question de Panurge : doit-il se marier ? Pour trouver la réponse, ils traversent toutes sortes de contrées et multiplient les rencontres d’île en île, au royaume des Andouilles, au pays des Vents, avec des marchands de moutons, dans la mer des paroles gelées, ou jusqu’au pays des Lanternes. Les plus grands épisodes de l’œuvre de Rabelais, de Gargantua au Cinquième livre, sont ainsi racontés, mis en espace et en écoute, grâce à la magnifique scénographie de Laurianne Scimemi et l’enthousiasme des comédiens.
A mesure que la narration progresse, la scène se laisse percevoir avec plus de netteté, et les musiciens, se retirent à l’arrière-plan, sur une estrade qui longe le fond, en retrait mais bien visibles. On peut alors découvrir que la majeure partie du plateau est occupée par une surface d’eau, élément structurant de la scénographie quoique relativement rare sur une scène de théâtre. Les bottes en caoutchouc que portent les comédiens depuis le début prennent alors sens, et cette mare peu profonde devient le support de multiples effets visuels et sonores.
L’eau, peu à peu justifiée par le départ en mer des protagonistes, est à chaque instant plus apprivoisée par les corps. Si n’y sont d’abord mises que leurs bottes, les éclaboussures sont croissantes, parfois jusqu’au bain intégral. Que ce soit avec la noyade de Panurge dans les viscères de Pantagruel ou avec la danse majestueuse d’une jeune femme au moment de leur embarquement, elle devient un élément animé, capable de prendre de multiples aspects. Mouvements et lumières viennent révéler plusieurs de ses facettes, jusqu’à la rendre parfois solide et opaque, ou à l’inverse scintillante, jaillissante, et étendue jusqu’à la salle par ses reflets colorés, quand elle n’est pas simplement un miroir de la scène, immobile.
Néanmoins, l’eau a beau être centrale et à l’origine de nombreuses trouvailles, elle ne mobilise pas toute la part de créativité du spectacle. A l’image de l’œuvre adaptée, les registres et les modes d’appropriation varient sans cesse, parfois d’une phrase à une autre, tout comme la narration est chaque fois différemment prise en charge par les artistes. Cela implique des effets de distance comique et des modes d’énonciation variés, entre déclamation, chant, dédoublement et reprise en écho avec variation ou encore diction chorale.
Le texte de Rabelais est ainsi totalement assimilé, devenu familier pour les comédiens et rendu largement accessible au public, qui en conséquence rit beaucoup quand il n’est pas ému. Si des passages restent encore obscurs, cette obscurité est acceptée comme telle de l’œuvre à la scène, et ce qui reste est alors le pur plaisir de la langue et des sons, cher à Rabelais. De la même façon que les corps baignent progressivement dans l’eau, que le texte devient une matière dans laquelle s’ébattre joyeusement, le spectateur y met d’abord la botte avant de s’y plonger tout entier.
Parmi les comédiens, les « ouvriers de la scène » comme dit Bellorini, outre Pantagruel, Panurge et sa fiancée, frère Jean et d’autres membres de leur équipage, se trouvent aussi une chanteuse et une danseuse. Elles offrent toutes deux des intermèdes au flot de mots rabelaisien, et surtout invitent leur art sur scène, entraînant tout le reste de la compagnie. Chacun apporte son talent particulier sans crainte de se risquer au-delà de ses compétences, et tous ensemble, ils dégagent harmonie et complicité, capables de débiter des listes sans queue ni tête, de décrire des mondes pleins de poésie ou de chanter en chœur les pièces les plus variées de Fauré à Klaus Nomi. Le travail de citation de l’œuvre, assorti de commentaires, est en effet enrichi par d’autres types de références qui contribuent à stimuler le spectateur, à l’introduire dans l’univers à la fois lointain et familier des géants, avec humour et intelligence.
De la même façon que Rabelais réunit dans son écriture les contraires, associe le plus trivial et le plus populaire aux réflexions les plus fines et aux questionnements les plus profonds, Bellorini rapproche le roman et le théâtre avec simplicité et style, capable de jouer avec tous les genres et tous les registres, imitant dans son domaine l’auteur qui l’inspire.
F.
Pour en savoir plus sur ce spectacle, rendez-vous sur le site du Théâtre du Rond-Point.
Je suis un professeur de Français Langue Etrangère dans un lycée italien et j’aimerais faire un spectacle sur Gargantua et Pantagruel. Comme il est impossible pour moi de travailler sue les 5 livres du roman de Rabelais, je vous demande si vous pouviez me renseigner sur des textes d’adaptation théatrales.
Est-ce que je pourrais en trouver? Où?
Merci de votre réponse.
Francamaria Gesù
Bonjour,
Je vous conseille d’entrer en contact avec les artistes ou leur compagnie pour leur faire votre demande. Voici les adaptations dont j’ai connaissance : Jean Bellorini a adapté plusieurs épisodes du roman, et Benjamin Lazar Pantagruel.
Tous mes voeux de réussite pour vos projets !