Jean Bellorini reprend aux Ateliers Berthier le premier spectacle qu’il a présenté en tant que directeur du TGP de Saint-Denis, en 2013. Après Victor Hugo ou Rabelais, adaptés à la scène, il s’était cette fois-ci intéressé à la pièce du dramaturge hongrois Ferenc Molnár, Liliom. Bellorini crée pour elle un univers poétique inspiré du cirque, qui n’est pas sans évoquer le film de Wim Wenders, Les Ailes du désir, habité par des anges lui aussi. Affirmant une esthétique singulière, faite de ruptures et de contrastes, le metteur en scène aborde le texte avec une certaine candeur, une simplicité enfantine qui tend à atténuer le caractère social de la pièce sans pour autant la trahir.
Le manège de Madame Muscat, avec ses cerfs, ses poussins et ses chevaux, a laissé place sur scène à un parc d’auto-tamponneuses – qui aussitôt rappelle la danse amoureuse de celles de Pommerat dans la Réunification des deux Corées, revue il y a quelques mois dans la même salle. Autour, une roulotte et une baraque de fortune reconstituent la fragilité poétique des cirques, loin du plastique vulgaire et des couleurs criardes de la foire. Enfin, les néons lumineux qui surplombent la piste s’éteignent parfois pour révéler une grande roue scintillante, sur laquelle ne manquent que les nacelles lorsqu’elle tourne.
Le contraste entre le centre de la scène et ses alentours, entre la modernité des autos et le caractère désuet des habitations, est reproduit par tout ce qui l’occupe. On passe ainsi d’un chant comme bricolé par un piano, une batterie, une harpe et des voix amatrices, aux basses retentissantes de Satisfaction de Benny Benassi, sans même une seconde de transition, ce contraste annonçant le basculement du plaisir des jeux à l’affrontement brutal qui ouvre la pièce. De même, les dialogues tragiques de Liliom et Julie sont interrompus par une chanson qui amène à un changement de registre radical – et qui paradoxalement amplifie le tragique en donnant à voir une difficile communication entre les amants –, ou par la scène comique de deux policiers qui se font prendre en photo.
C’est ainsi sur un mode funambule qui rapproche les extrêmes par oscillations permanentes que Bellorini aborde la pièce de Molnár, qui elle-même superpose les tonalités, déambule sur le fil ténu qui sépare la comédie de la tragédie dans cette pièce aux allures de conte. Liliom, le personnage éponyme, est un bonimenteur qui attire toutes les bonnes du quartier par son charme. Le jour où il attrape Julie par la taille, il est renvoyé du manège de Madame Muscat, et commence alors une histoire entre eux, aussitôt entamée par la précarité. Liliom devient encore plus voyou qu’il ne l’était, refusant désormais tout travail et passant son temps à jouer aux cartes avec Dandy et à le suivre dans ses mauvais coups. En contre-point de leur relation chaotique avec Julie est offert le couple sage formé par Marie et Balthazar – finalement pas beaucoup plus heureux.
Cette ambiance en demi-teinte est encore soulignée sur scène par les visages blanchis des comédiens. La poudre souligne leurs traits et font de chaque expression une grimace, et ce faisant singularise les comédiens autant qu’elle les déréalise en leur donnant des allures de clowns tristes, qui sourient sans y croire. Il y en a néanmoins aussi de drôles, comme ces anges qui viennent chercher Liliom après sa mort, l’un étant la marionnette de l’autre, son reflet déformé qui répète ses paroles et ses gestes, manipulé et articulé comme un pantin. Le caractère onirique de ce monde habité d’êtres qui sont comme masqués, est encore accru par des déplacements cartoonesques, des glissades puissante et maîtrisées, des acrobaties, ou à l’inverse des arrêts sur image. La scène est en effet parfois mise en suspens, et la lumière vient alors dessiner un cadre qui saisit les corps sur le vif, quoiqu’encore mouvants, qui les inscrit dans un espace délimité, qu’il s’agisse des chanteurs entassés dans la baraque côté jardin, du visage éperdu que prête Clara Mayer à Julie, ou de l’apparition d’un juge céleste en nœud papillon après la mort de Liliom. Ces points d’orgue visuels mettent l’accent sur la fragilité des situations, la menace toujours sensible de tomber encore plus bas pour les personnages, et ce jusqu’au bout, même quand une seconde chance est offerte à Liliom après sa mort.
Les sept tableaux de la pièce, séparés par des périodes plus ou moins longues, de quelques minutes à seize ans, sont ponctués par le recours important à la musique, de l’un à l’autre ou en leurs cours. A plusieurs reprises, elle vient densifier un échange, en souligner la charge, jusqu’à parfois le saturer, comme pour mettre à distance la tension dramatique. La balance ne penche donc jamais pour de bon du côté d’une tonalité ou de l’autre, l’empathie comme le rire sont sans cesse lancés au spectateur et aussitôt rattrapés, comme un boomerang, et le sentiment laissé par la mise en scène est celui de l’inachevé, d’une frustration de n’avoir pas versé dans l’un ou l’autre, d’avoir été maintenu en équilibre jusqu’au bout, avec habileté – avant que ne soit reconnu le bien-fondé de cette démarche et que domine alors la mélancolie.
F.
Pour en savoir plus sur « Liliom », rendez-vous sur le site de l’Odéon.