« Le Baiser comme première chute » d’Anne Barbot au Théâtre de Châtillon – spectacle des ravages de l’alcoolisme

Alors que tourne en ce moment La Terre, sa dernière création, Anne Barbot reprend de manière concomitante son avant-dernier spectacle, Le Baiser comme première chute, autre adaptation d’un autre roman de Zola, L’Assommoir. Le titre, inspiré par une phrase issue du chapitre V, indique une lecture de l’œuvre, une manière de s’emparer d’elle par un endroit bien précis. En réalité non pas tant le motif du baiser comme chute, qui peut servir à retracer plusieurs moments importants de la trajectoire de Gervaise, que la seule relation de Gervaise et Coupeau. Le couple est soutenu par la présence en mineur de Nana, et ils ne sont ainsi que trois sur scène, non pas pour rendre compte du roman mais pour développer sur scène l’un de ses motifs les plus marquants : celui de la chute dans l’alcoolisme.

Le plateau donne à voir un intérieur grâce à un lit, des portants chargés de chemises et de vestes blanches, une table dressée pour trois couverts et une coiffeuse occupée par une jeune femme entourée d’instruments. Anne Barbot elle-même s’avance et nous prend d’emblée à partie, ou plus précisément les hommes de la salle, à qui elle demande s’ils ont un cœur. L’actrice entend faire réagir avec cette provocation, mais peut-être pas autant que cette personne qui grommelle et l’interrompt plusieurs fois. On croit que c’est un des jeunes des groupes scolaires présents dans la salle qui a pris la mouche, et on s’inquiète de voir l’actrice véritablement mise en difficulté, alors qu’elle paraît effectivement troublée, extraite du jeu un peu forcé par lequel elle a commencé. Puis l’interaction dure assez pour convaincre qu’il ne s’agit pas d’un spectateur lambda qui revient constamment à la charge, qui finit par monter sur le plateau et qui s’invite à boire un verre d’eau avant d’installer ses chaussons près du lit.

Ce trouble des conventions théâtrales se révèle une manière très subtile de raconter le début du roman. Les lamentations de Gervaise à sa fenêtre, alors qu’elle est sur le point d’être abandonnée par son amant Lantier, mais plus encore les avances de Coupeau qui arrivent bien vite après. Le chapitre II du roman de Zola est aujourd’hui extrêmement difficile à lire, car Coupeau insiste sans relâche pour convaincre Gervaise de se laisser attendrir par lui. Zola a beau écrire que Gervaise dit « toujours non de la tête, sans se laisser tenter », Coupeau reste sourd à ses refus et la travaille au corps pendant près d’un mois jusqu’à arriver à ses fins. Le malaise profond procuré par la lecture de ces pages est ici transposé par les premières minutes du spectacle, alors que ses conditions de possibilité semblent menacées par les commentaires intempestifs de l’acteur embusqué dans le public, Benoît Dalongeville. La crainte et le dépit éprouvés pour la femme harcelée dans le roman devient dans le spectacle crainte et dépit pour l’actrice qui paraît profondément vulnérable, et le rétablissement de l’ordre théâtral n’efface pas tout de suite cette émotion première.

La finesse du geste d’adaptation dans ce spectacle est ensuite confirmée au-delà des toutes premières minutes par un tuilage très élégant des scènes, qui fait progresser dans la densité du roman sans en avoir l’air. D’une réplique à l’autre, de manière presque insensible, on passe des débuts de la relation de Coupeau et Gervaise à la naissance de Nana, au projet d’acquérir une boutique pour l’activité de blanchisseuse de Gervaise, à l’accident de Coupeau, à la fin de sa convalescence, etc. Les grandes étapes du roman ne sont pas transformées en scènes dramatiques – ce qu’empêche la réduction à trois personnages, dont un qui ne prend véritablement vie que dans le dernier tiers de l’œuvre – ni scandées de manière démonstrative. L’impression de fluidité qui se dégage de cette réécriture tient également à une discrète actualisation des dialogues, qui ne lui donne pas une couleur absolument contemporaine mais qui confère une certaine immédiateté au jeu théâtral.

Il y a quelque chose de modeste dans cette façon d’aborder « le premier roman sur le peuple », comme le présentait Zola, par une lorgnette : le couple Coupeau-Gervaise. Ce parti pris exclut de l’entreprise les grands mouvements ouvriers sur les boulevards aux aurores et en fin de journée, la description des vies de labeur et des gestes bien précis qu’elles requièrent, l’agitation du quartier par les bruits et les odeurs qui l’animent, les misères et victoires du quotidien. Ne reste qu’un couple formé sous l’insistance de Coupeau, un couple qui commence par prospérer, au point que Gervaise entrevoit la possibilité d’avoir sa propre boutique, et même de finir ses jours à la campagne s’ils travaillent dur. Puis un couple qui sombre dans la déchéance après la chute de Coupeau du haut de son toit, chute bien réelle qui le fait métaphoriquement tomber dans l’alcool.

Anne Barbot dit trouver en Gervaise un personnage féminin fort. Mais celui-ci a à peine le temps d’être esquissé qu’il est englouti dans le naufrage de Coupeau. Car dès lors qu’il commence à boire, ne reste que le spectacle de son ivresse croissante. Une ivresse encore joyeuse pendant la fête d’anniversaire de Gervaise, peuplée grâce à des chaises, des verres, des assiettes, des interactions avec le public ou la mention des membres de la famille de Coupeau qui crèvent de jalousie devant tant d’abondance. Les bouteilles sont à partir de là de plus en plus nombreuses sur la table et tout autour, progressivement extraites de casiers qui servent de sommier au matelas. Le travail soigneux de Gervaise, davantage saisi par le cahier dans lequel elle fait ses calculs que par le linge qui structure la scénographie, est bientôt atteint, les draps et vêtements sont tâchés, et elle-même cède à l’alcool et aux bras de Lantier dont la présence est suggérée derrière un voile blanc en fond de scène.

Anne-Lise Briot, désignée comme Nana, sert pendant longtemps de prétexte avant de devenir un appui à quelques scènes de couple qui contribuent à souligner la chute. Mais le spectacle repose essentiellement sur Benjamin Dalngeville, contraint de jouer l’ivresse et ses dégâts, sur tous les tons et tous les modes jusqu’au delirium tremens final, entre les spots de lumière oppressants qui ont été progressivement descendus sur la scène à mesure la famille est gagnée par la misère. L’acteur parvient à raconter les ravages de l’addiction, et le spectacle n’en vient finalement à raconter que cela, de tout le roman. Mais il y a quelque chose de zolien dans cette adaptation qui n’a pas d’autre ambition que l’observation d’un mal sur un organisme, un microcosme social et un espace, dans cette façon de donner à observer le spectacle de l’alcoolisme et de ses conséquences sur un homme, sur la vie de labeur de sa femme, sur les choix de vie d’une enfant qui essaie de se sortir de la détresse par la seule voie qui lui paraît envisageable, même si cette voie est la prostitution.

La chute décrite est linéaire et irrémédiable, donnée à mesurer par un plateau progressivement dévasté et des rapports de plus en plus violents entre les personnages après le premier baiser âprement négocié. Le tableau dressé est finalement aussi sombre que le roman qui l’inspire, et son actualité intacte. Quand Anne-Lise Briot interprète un de ses morceaux au milieu des décombres du plateau, derrière les corps effondrés de Gervaise et Coupeau, opposant la voix fragile qu’elle retient comme malgré elle à la violence des sons qui l’entourent, le spectacle finit de rejoindre le corpus des œuvres picturales, littéraires et cinématographiques qui ont pris en charge la représentation des maux de l’alcoolisme.

F.

 

Pour en savoir plus sur Le Baiser comme première chute, rendez-vous sur le site du Théâtre de Châtillon.

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