Après être passé par des festivals à Marseille, Montpellier et Paris l’an dernier, … how in salts desert is it possible to blossom… de Robyn Orlin est passé par le Manège de Reims pour deux dates. La chorégraphe sud-africaine, qui signe la création dès son titre par sa longueur et ses points de suspension, est régulièrement invitée à créer des spectacles avec des compagnies déjà existantes. Cette fois, elle a travaillé avec le Garage Dance Ensemble, originaire d’Okiep, ville située au nord-ouest de l’Afrique du Sud, à la frontière de la Namibie, qui, quoique semi-désertique, se couvre de milliers de fleurs sauvages pendant quelques semaines après les pluies d’hiver. Cette singularité climatique a inspiré à Robyn Orlin et les interprètes de la compagnie, accompagnés par les deux musiciens de l’ensemble uKhoiKhoi, un spectacle dansé sur les thèmes de la résilience et de la renaissance.
Sur un grand écran placé en fond de scène, du texte défile, en français et en anglais. Ce texte explicite d’emblée le titre du spectacle en donnant des éléments de réponse à la question qu’il pose de manière moins impérative que méditative : … comment est-il possible de fleurir dans un désert de sel… Sont ainsi livrées des informations géographiques et historiques sur la ville d’Okiep, son histoire coloniale, son passé minier qui a laissé place au chômage, ses habitants considérés tantôt trop noirs tantôt trop blancs, son désert qui refleurit chaque année. Ce texte n’est pas massif, quelques phrases reprises en boucles suffisent à contextualiser le geste à venir, à livrer quelques références qui permettront de déchiffrer le plateau et à tisser une rêverie intime à partir de données communes.
Le plateau est au départ épuré, désert ou presque, simplement occupé par une plateforme au centre, assez loin du bord de la scène, sur laquelle sont rassemblés quantité d’instruments, de micros, de pupitres et de matériel sonore. Sur les côtés, en retrait, se trouvent deux régies à vue, avec deux hommes dont la présence prendra sens plus tard. Tandis que le texte défile, entrent des corps, un par un, discrètement, sans attirer l’attention. Ils sont recouverts de tas de vêtements couleur terre qui les déforment, les voûtent, et ce recroquevillement sur eux-mêmes est accentué lorsqu’ils s’asseyent autour de l’îlot musical en nous tournant parfois de dos. La musique s’impose alors, composée et recomposée par sampling : l’instrumentiste et la chanteuse enregistrent des phrases qu’ils superposent les unes sur les autres en multipliant les strates à l’infini grâce à tout un arsenal technologique. De cette manière, Anelisa Stuurman chante avec elle-même et fait entendre un chœur, et Yogin Sullaphen joue avec lui-même, de quantité d’instruments et d’objets, et fait entendre un orchestre.
Cette fabrication en direct de la matière sonore posée, les cinq interprètes se mettent en ligne à l’avant de l’îlot et commencent. Ils commencent dans un éclat de rire, puis avec des railleries entre eux, alors qu’un micro ne fonctionne pas. La langue qu’ils parlent, l’afrikaans évoqué dans le texte de présentation du spectacle sans doute, est traduite par mots-clés qui recouvrent l’écran. Mais si Robyn Orlin a déjà pratiqué la mise en scène de textes de théâtre, il s’agit ici de danse, la parole n’est pas vectrice d’un sens intelligible. La langue est comme un chant qui se superpose à celui d’Anelisa Stuurman, elle sert avant tout à faire entendre des voix avant de laisser retentir à nouveau des rires, et avant de laisser place aux corps, qui jusqu’au bout, grâce à cette entrée en matière, sont des corps individualisés, que la danse ne parvient pas à anonymiser.
Ces corps prennent de l’ampleur dans l’espace quand ils s’attachent à dérouler cinq cordes à l’avant du radeau, en dansant. Le texte projeté sur l’écran laisse alors place à une image vidéo travaillée en temps réel par Eric Perroys, situé à cour. En suivant attentivement ce qui se passe sur scène et à l’écran, il retouche et filtre les images qui vont à partir de là accompagner de manière omniprésente les corps, images qui les démultiplient, les colorent, les floutent, les texturent. Les corps ne dansent pas encore, mais s’attellent à écrire avec leur corde, à dessiner, chacun à leur manière, des boucles, des vagues, des cœurs, des spirales, des pétales, voire des fleurs – les premières. La précaution des gestes est soulignée par la vidéo qui capte par le dessus les motifs simplement devinés et leur confère une dimension potentiellement laborieuse par ce surplomb et par une décoloration de la scène devenue noir et blanche à l’écran. La sculpture est éphémère, les cordes se tendent, dansent, saturent l’image, puis les corps tournent comme des derviches le visage tourné vers les cintres, en se défaisant de leurs strates de tissus.
La musique souligne ensuite les chapitres ou parties du spectacle, les différents solos qui les composent et qui se résolvent chaque fois en une danse collective, danse rarement synchrone qui prend la forme d’une dépense joyeuse, plus soucieuse d’expressivité que de rigueur et de précision. Ces danses racontent. Elles racontent des épreuves et des renaissances cachées dans les plis de vêtements de couleurs, découverts sous plusieurs couches déposées au sol, qui deviennent objets de manipulation. La dialectique à l’œuvre pour chacune des cinq figures apparaît de la manière la plus claire lorsqu’une des danseuses se fait sexuellement agresser par l’un des danseurs après une fête filmée en selfie, et que le même agresseur devient sauveur qui la dépose dans les bras de la femme la plus âgée, mère christique qui reçoit la victime dans la pose d’une descente de croix et qui s’attache à la soigner et la revêtir d’un habit de lumière. Cette danseuse se relèvera, se remettra à danser et à sourire, à rire même, tandis que la mère, accablée de tous les malheurs de son pays et de sa famille, fleurira elle-même de tous côtés, grâce à un jeune corps qui lui communique son énergie et son élan de vie.
Tout au long du spectacle, c’est de ça dont il est question, de manière souvent moins explicite : de blessures soignées, de traumatismes dépassés, de violences subies liées à des discriminations, des questions d’identité ou de genre, dont l’un ou l’une après l’autre ils se libèrent. La renaissance est exprimée par des gestes, des rythmes, des configurations de corps, des habits ôtés ou superposés, déformés, portés de manière conventionnelle, délaissés, jusqu’à ce que chacun trouve sa propre couleur. Le tout filmé de tous les côtés par des portables, des caméras au sol, des caméras situées devant ou au-dessus plateau, et le tout retouché en direct afin que l’image deviennent kaléidoscopique, ou que les corps dansants soient superposés à des paysages qui racontent de manière documentaire la ville d’Okiep, sa terre fissurée par la sécheresse. Les fleurs se mettent ainsi progressivement à pousser, faites des vêtements des danseurs et de leurs mouvements, ainsi que du public, vers lequel le spectacle s’ouvre, qui participe malgré lui à la toile en constante recomposition dessinée par Eric Perroys, qui devient à son tour touches de couleurs au moment d’être invité à accompagner la musique et la danse dans le concert final offert, alors que la plateforme des musiciens a été ramenée jusqu’à l’avant-scène avec les cordes du début et que la voix d’Anelisa Stuurman transforme une berceuse en hymne.
Une explosion de couleurs semblable à celle observée dans le désert d’Okiep atteint l’écran, le plateau et la salle. La musique ennivre, comme le sourire des artistes, leur volonté de partage, leur joie de n’avoir pas été cantonnés par la chorégraphe à leur histoire commune, leurs ancêtres, leurs origines, d’avoir trouvé le moyen, sans nier tout cela, de proposer des rites de réparation et d’inventer une cérémonie de célébration. L’heure de spectacle prend la forme d’un voyage, grâce à la densité des émotions traversées par la conjonction des langages de la danse, de la musique, de la vidéo, des corps, des voix, des tissus – une heure qui s’achève dans le bonheur de la consolation et de la reconstruction.
F.
Pour en savoir plus sur … how in salts desert is it possible to blossom…, rendez-vous sur le site du Manège de Reims.