« Le roman théâtral » de Mikhaïl Boulgakov – quand la littérature rencontre le théâtre

Le Roman théâtral est une œuvre inachevée de Boulgakov, non parce qu’il a brûlé la fin du manuscrit – comme Gogol qui a jeté au feu le second volume des Âmes mortes –, non parce qu’il a délaissé le projet à la faveur d’un autre, mais parce que la mort le surprend. Son décès condamne son œuvre à demeurer en chantier, pour toujours, délaissée au milieu d’un chapitre, et presque, d’une phrase. Cet inachèvement désole d’autant plus que ce qui nous reste laisse mal entrevoir ce qui manque. L’œuvre est fuyante, qui parle d’une autre œuvre. Ou plutôt de deux : ce qu’on lit est un cahier de notes, pas vraiment destiné à la publication, écrit par un narrateur qui se découvre un jour auteur, qui publie un texte qu’on lui demande bientôt d’adapter pour le théâtre. Boulgakov écrit donc un roman sur une pièce de théâtre adaptée d’un roman, dont on ne sait rien, ou peu de choses. La substance du récit réside dans cette rencontre de la littérature et du théâtre, dans les étincelles que produit le choc de la découverte de ces deux mondes, confrontation sur laquelle plane la menace d’un échec – dont on ne connaîtra jamais les circonstances.

Est-ce parce que l’œuvre est inachevée que le style en paraît si enlevé ? Le rythme de l’écriture de Boulgakov dans cette œuvre est fluide, glissant presque, mais il correspond bien au projet de ce narrateur qui confie à un cahier cette aventure extraordinaire qui lui est arrivée, et qu’il situe d’emblée bien loin derrière lui. Dès les premières pages en effet, il annonce une rupture définitive quelque chose d’irrévocable, avant même de dire de quoi il retourne, suggérant qu’il ne cherche pas ici à créer une œuvre mais à se décharger de pensées qui l’encombrent.

Son récit commence le jour où lui, petit collaborateur du journal La Navigation, reçoit un courrier du Théâtre Indépendant – équivalent du Théâtre d’Art de Moscou – qui l’informe qu’un artiste a lu son roman. Ce point de départ posé, le narrateur nous entraîne ailleurs, revenant en arrière pour raconter comment il s’est un jour mis à écrire, comment il a mené à bout son projet malgré les commentaires peu encourageants d’amis littéraires qu’il a réunis autour de lui, comment il a été publié avant que son éditeur ne disparaisse… Un roman dans le roman s’insère, qui insiste ainsi sur le caractère extraordinaire de ce courrier qui lui arrive un jour.

L’œuvre dont il est question, que son correspondant lui demande d’adapter au théâtre, alors qu’elle se situe au cœur du roman, reste inaccessible. On sait d’elle qu’elle s’est écrite avec simplicité, naturel presque. Le narrateur assimile le processus de création à une retranscription de visions, qui se présentent à lui comme dans une petite boîte animée. De ce mode d’écriture, on devine un goût pour les descriptions – réinvesti dans son récit – qui semble éloigner du théâtre, justement. On sait également de cette œuvre, par ses lecteurs, qu’elle offusquerait la censure, et que son auteur devrait être prudent. Du peu qu’on apprend de la Neige noire enfin, l’œuvre transformée en pièce– dont le titre fait symétriquement écho à la première œuvre de Boulgakov adaptée, La Garde blanche –, on entrevoit un mélodrame, ou une tragicomédie, ponctuée de rebondissements et de gestes remarquables.

Mais en réalité, cette œuvre importe moins que tout ce qu’elle suscite autour d’elle : le récit d’un homme qui avant elle n’était pas un auteur, qui découvre le monde littéraire et aussitôt après le monde théâtral, qui lui était encore plus étranger. Cette posture de naïf l’amène à porter un regard extérieur sur ces deux univers, et tout particulièrement sur celui du théâtre, codifié, mystérieux, attirant – et quelque peu sclérosé comme le laisse entendre Boulgakov.

De fait, le théâtre apparaît dans ce roman comme un lieu plus mondain qu’artistique, où le spectacle n’a pas lieu sur scène mais tout autour. Georges Banu nomme « roman du théâtre » ces œuvres qui s’inspirent du théâtre, qui font de la vie théâtrale une matière romanesque – comme celles écrites par Théophile Gautier ou Dumas fils. Les personnages hauts en couleur de ce monde sont bien sûr les acteurs, les metteurs en scène, mais aussi le saint Pierre ou juge des Enfers qui attribue les places de théâtre au public, les assistants dévoués des grands maîtres de la scène, ou les accessoiristes. Toutes ces personnalités évoluent dans un espace lui aussi remarquable, entre la scène multipliée par son plateau tournant et électrifié, les salles de travail, les bureaux de secrétaires ou les lieux publics.

Dans ce monde, les conflits sont multiples. Ils opposent les metteurs en scène entre eux, les metteurs en scène aux acteurs, ou, en premier lieu ici, les metteurs en scène à l’auteur. Le novice que l’on prie d’adapter son œuvre est en effet soumis à la volonté toute-puissante du directeur, qui lui demande changer son texte sans égards pour ses intentions ni même pour la cohérence de l’œuvre – et ceci au nom de la bienséance, des moyens de la scène, ou de l’effet théâtral à produire. Ces échanges donnent lieu à de multiples rebondissement : le projet est mille fois abandonné, et autant de fois « miraculeusement » rattrapé. Ces péripéties s’écrivent au rythme des saisons, mises en valeur dès les premières phrases du livre, comme si la météo influençait les humeurs de tous ces êtres, et tout particulièrement l’auteur-narrateur, affecté par la versatilité du printemps, l’assurance de l’été, les doutes de l’automne et le désespoir de l’hiver. Cette dilution de l’action dans le temps affecte la narration, tantôt pressée par l’intensité et la précision d’une crise, tantôt alanguie du fait de la molle dilution du temps de l’attente ou de l’abandon.

Dans cette aventure, des phénomènes qualifiés d’inexplicables relancent le récit. Des coups du sort s’abattent ou des miracles surviennent, qui ne sauvent pas que le projet d’adaptation, mais aussi des acteurs à l’article de la mort. On retrouve également dans ce roman le motif qui traverse une bonne partie la littérature russe, celui du diable, du démon maléfique qui parfois s’incarne et fait faire des diableries. Le thème prend un relief particulier quand l’auteur annonce vouloir renoncer au projet d’adaptation, car les reproches qu’on lui adresse sont trop nombreux, mais que les membres du théâtre lui rappellent le contrat qu’il a signé. Dans ce papier qui l’enchaîne au théâtre contre son gré, il était indiqué qu’il renonçait à toute autorité sur son texte, même à toute auctorialité, devant accepter toute modification exigée par le metteur en scène. Dès lors, même quand on lui dit que sa pièce est injouable, que la transformer ne suffirait pas même, il ne peut simplement abandonner et reprendre sa vie d’avant. Le théâtre prend ici la forme d’un Faust, aussi effrayant que fascinant.

A son contact, le personnage se perd. Lui aussi se retrouve à jouer, à feindre, à endosser un rôle auprès de ceux qu’il côtoie, et ce, dès le premier jour où il est convoqué au théâtre, soudainement extrait de son quotidien et obligé de se faire autre pour se soumettre aux codes du milieu. Par la suite, on entrevoit à travers sa perspective comment le jeu déborde la scène, avec des acteurs qui ne cessent de jouer, pour exprimer leurs sentiments de manière hyperbolique ou pour arriver à leur fin. Le narrateur est contaminé par cet art, en particulier quand il est confronté à ce metteur en scène tyrannique, reclus chez lui, qui ne passe que quelques jours par an au théâtre. Un acteur lui conseille de contrefaire la réalité de sa situation et de ses sentiments pour ne pas offusquer le maître, pour mieux lui plaire. Mais le narrateur se révèle un mauvais acteur, incapable de dominer les expressions de son visage, qui trahissent ses humeurs emportées.

A mesure que le récit progresse, le narrateur va de plus en plus loin dans le détail de cette vie théâtrale qui l’ensorcelle. Il décrit le déroulé de certaines répétitions, par lesquelles Boulgakov attaque l’art de Stanislavski et son système, sa recherche poussée jusqu’à l’absurde du naturel, du geste juste, qu’il fait répéter à l’infini à tous les acteurs, au nom de la « cohérence psychologique ». Le personnage, dont le regard novice s’étonne de tout, entraîne là au cœur du travail théâtral. Mais c’est alors précisément à ce stade que cette immersion de plus en plus passionnante s’interrompt, la vie biologique reprenant le dessus sur l’art.

L’œuvre a beau être inspirée de la biographie de Boulgakov, celle-ci ne nous offre pas la clé de ce roman laissé en suspens. De fait, les romans qu’il a adaptés pour le Théâtre d’Art de Moscou, s’ils l’ont soumis à l’autorité excessive de Stanislavski, ont néanmoins donné lieu à des spectacles. Contrairement à son narrateur, qui par de multiples commentaires annonce l’issue négative de cette aventure, Boulgakov, lui, n’a pas renoncé – ce qui lui a précisément permis de trouver toute la matière de ce roman théâtral.

 

F.

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