« Les Fils de la terre » mis en scène par Elise Noiraud au Théâtre des Lucioles – la réalité des campagnes sur scène

Dans Les Fils de la terre, Élise Noiraud à adapté au théâtre le documentaire du même titre d’Edouard Bergeon. Ce fils et petit-fils d’agriculteur devenu journaliste a pris la caméra pour rendre compte de la tragédie des paysans aujourd’hui, qui, croulant sous les dettes et subissant la pression de la concurrence internationale, en viennent pour beaucoup à mettre fin à leurs jours. Pour rendre compte de cette réalité, il s’appuie sur sa propre expérience – en particulier le suicide de son père -, et sur la trajectoire symptomatique de Sébastien Itard, agriculteur dans le Lot. La vive actualité du documentaire, l’urgence de la situation qu’il pointe et le succès qu’il a rencontré peuvent expliquer le choix d’Elise Noiraud de l’adapter au théâtre. Cette démarche imposait une double exigence. D’une part celle de l’hyperréalisme que convoquent le sujet et la source documentaire du spectacle – défi relevé haut la main – ; et de l’autre, celle de la théâtralité, seule à même de justifier la démarche d’adaptation, le passage de l’écran au plateau.

En guise d’introduction, une voix off annonce le récit du destin de Sébastien Itard, agriculteur qui a hérité avec la ferme familiale de 500 000 euros de dettes, et sur qui pèse la menace d’une mise en liquidation. Tandis que les faits sont posés, l’ampleur de son labeur est figuré par un tas de foin que Vincent Remoissonnet, qui incarne le personnage principal de cette tragédie, travaille à la fourche. La douche de lumière qui l’isole sur le plateau sublime son geste en révélant les particules de poussière que ce tas de foin retourné libère. D’entrée de jeu, on trouve là une de ces images scéniques qui surgissent quand la pure illustration est impossible. Renonçant au mimétisme naturaliste – celui qui avait poussé André Antoine à exposer sur scène de véritables quartiers de boeufs encore sanguinolents -, le théâtre en vient à mobiliser la poésie qui lui est propre, selon les moyens dont il dispose. De même, la traite des vaches, loin de la réalité des machines d’aujourd’hui, sera ramenée par le théâtre aux temps anciens de la pression manuelle des pis, par un geste rapide et – même s’il est probablement invraisemblable – précis des mains.

Ces moments sont relativement isolés, car l’histoire de Sébastien Itard se passe moins dans les champs et les enclos qu’entre le tribunal, la cuisine de ses parents et son salon. Ces espaces sont distingués sur scène par les lumières de Philippe Sazerat, qui met en valeur ses différents recoins. Entre eux se jouent les négociations avec le juge et l’avocat (Sylvain Porcher), les disputes de Sébastien avec son père qui ne le croit pas assez travailleur pour reprendre le flambeau et les discussions avec sa femme enceinte ou avec son ami qui part ouvrir un restaurant à la ville. La voix off intervient régulièrement pour lier les épisodes entre eux, et le procédé simple d’alternance entre narration et scènes jouées fonctionne, car les acteurs démontrent un niveau de jeu élevé, entre mesure et intensité. Dans leurs bottes ou leurs gros pulls, le dos un peu voûté, ils citent sans emphase la réalité captée par Edouard Bergeon et rendent corps à ces héros des temps modernes.

La maîtrise fait place à l’émotion quand elle relève moins du texte, illustré ou joué, que de moyens théâtraux. L’acmé du spectacle est ainsi constituée par l’annonce de la tentative de suicide de Sébastien à ses parents, par sa femme. Là, la radio qui rythme leur travail dans la ferme (Radio Figeac, qui ne passe que des tubes ou presque) est diffusée à haut volume, recouvrant les paroles fatidiques de Céline (Sandrine Deschamps) et les cris de douleur inaudibles de ses beaux-parents, au point qu’on ne fait que les deviner. Cette mise à distance sonore, parce que le spectateur cherche à la combler, rend compte du caractère irreprésentable des sentiments qui submergent les parents (François Brunet et Julie Deyre), de l’incompréhension monstre qui les saisit. Un même principe d’euphémisation survient quand, après les fêtes, Céline et Sébastien discutent en voiture, sur le chemin qui ramène Sébastien à l’hôpital psychiatrique. Quand il lui annonce son souhait de retourner à la ferme – décision qui menace sa santé et son couple -, la metteure en scène prend le parti de faire coexister la narration en voix off et le jeu, sans que leurs rapports soient purement mimétiques. Les mouvements et regards des deux comédiens rendent compte en mineur de la substance grave de leur dialogue, déléguée à l’ami (Benjamin Brenière) qui se charge du récit depuis le début. 

Ce type d’effet, qui ouvre un espace, creuse un écart entre ce qui est dit et ce que l’on voit sur scène, se révèle plus puissant que la simple incarnation, la pure imitation des affects et des gestes désignés par les paroles – même si, une fois encore, les comédiens sont irréprochables dans le registre réaliste. La qualité de ces moments fait regretter qu’ils ne soient qu’isolés, car ils donnent tout leur sens à la démarche d’adaptation qui préside au projet. Avec eux, le spectacle aspire à autre chose qu’à une reproduction en acte du documentaire, il devient véritable œuvre de théâtre à partir de cette matière. Là, la nécessité de faire connaître la réalité des agriculteurs et la réflexion d’Edouard Bergeon à un public potentiellement loin de ces problématiques, la valeur authentique de se saisir ce questionnement et de le partager s’allient à une recherche sur les pouvoirs du théâtre qui l’accueille.

 

F.

 

Pour en savoir plus sur « Les Fils de la terre », rendez-vous sur le site du Off d’Avignon.

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