Le Teatro D’Dos, dirigé par Julio César Ramirez, présente sa dernière création au Théâtre Raquel Revuelta, dans le Vedado. Le travail de la compagnie, créée en 1990, se distingue par la place centrale qu’elle accorde aux œuvres du théâtre cubain. Julio César Ramirez a ainsi déjà monté plusieurs œuvres d’Abelardo Estorino, dramaturge contemporain décédé en 2013. Cette année, il se penche sur une œuvre un peu particulière dans la production de l’auteur, Vagos rumores – vagues rumeurs –, qui dramatise la vie du poète cubain José Jacinto Milanés, au début du XIXe siècle. Tout en proposant une lecture mentale de ce drame, il met l’accent sur le rôle de l’artiste dans la société.
Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l’Espérance comme une chauve-souris,
S’en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris […]
Lorsqu’un homme, dans le clair-obscur de la scène structurée par deux pans de barreaux de prison, entre par un côté, en équilibre sur une poutre noire, appuyé sur un mur irrégulier, regardant autour de lui comme enfermé de toutes parts, comme ayant exploré les moindres possibilités d’un espace irrémédiablement clos, les vers d’un « Spleen » de Baudelaire viennent à l’esprit. La référence n’est pas que littérale, ne s’en tient pas seulement à l’apparition de cet homme-chauve-souris qui hante les poutres et les recoins de sa cellule. Les images concrètes qu’accumule Baudelaire dans ce poème lui servent à approcher le mal qui l’habite. De la même façon, cet univers carcéral reconstitué sur scène a une valeur métaphorique, il se veut le miroir de l’âme désespérée du poète José Jacinto Milanés, à la fin de sa vie.
Dans Vagos rumores, Abelardo Estorino s’est livré à un vaste travail de reconstitution historique pour tenter de saisir la vie du poète cubain, originaire de Matanzas. De cette figure éminente du drame romantique dans l’histoire littéraire de l’île, il fait le héros d’un drame aux connotations elles aussi romantiques. Poète et dramaturge dès ses jeunes années, il finit sa vie dans le délire et le mutisme après une attaque cérébrale qu’il n’a jamais pu soigner. L’œuvre d’Estorino se concentre sur les derniers jours, voire les dernières heures de ce condamné – non par la justice mais par la maladie. La menace de sa mort prochaine est incarnée par un Mendiant, qui lui répète sans relâche la date de son décès, un 14 novembre, en 1863. Contre cette projection vers un avenir trop certain, le poète s’entête à invoquer le passé, les figures qui l’ont peuplé, et les vers qui l’ont immortalisé, répétés avec la force obsessionnelle de l’incantation.
Dans le désordre de son esprit malade, son parcours est reconstitué par bribes. Réinvoquant les premiers souvenirs d’enfance dans la maison familiale, il remonte jusqu’à ses premières aspirations littéraires. Il se souvient ensuite de son arrivée à La Havane, puis de son engagement croissant dans la lutte contre l’esclavage, à travers la littérature. Chaque souvenir s’anime par la présence d’un autre – sa sœur Carlota, qui l’a soigné jusqu’à sa mort, sa mère, sa tante, ses camarades poètes, son oncle, son précepteur… Seule manque celle qu’il a aimée jusqu’à s’en rendre fou – dit la légende –, Isa. Là, sa mémoire lutte en vain, et échoue à faire resurgir son image et sa voix.
De cette matière vive, Estorino a d’abord composé La Dolorosa Historia del amor secreto de don José Jacinto Milanés. Mais soucieux de voir son œuvre représentée, il en écrit une autre à partir de la première, plus brève, et n’impliquant plus que trois comédiens, pour trois personnages – le poète, sa sœur, et le mendiant. Julio César Ramirez resserre encore le spectre et livre à deux comédiens la charge de prendre en charge le texte, renforçant encore son caractère mental. Du trio, il ne garde plus que le couple traditionnel du maître et de son valet – ou son esclave pourrait-on dire de manière significative ici, dans ce contexte colonial.
Face au poète, interprété par Leyder Puig, Yany Gómez multiplie les rôles. Elle est à la fois ce mendiant-geôlier qui torture Milanés comme un démon, sa cloche à la main ou dans la poche qui sonne comme un glas ; mais elle est aussi toutes les visions qu’il invoque dans la fièvre, suggérées grâce à un accessoire seul – un foulard, un chapeau, un manteau, une paire de lunettes… – sans que jamais ne disparaisse totalement son rôle premier, narquois. En même temps que le mendiant raille les fantasmes angoissés du poète, il les nourrit en effet, avec cruauté, jouant sans cesse sur le fil, détruisant les illusions qu’il a cultivées, comme le diable qui tourmente Ivan Karamazov.
Ni l’eau dont il s’asperge le visage, ni le contact charnel avec le sol, ou le mur, ne libère le poète de ses visions. La scène perd ainsi de son caractère tangible, et devient pure projection de son esprit, modulée par les lumières. Sa petite estrade et son échelle servent ainsi les multiples métamorphoses qu’infligent le passé, et surgissent par la parole la maison familiale – la table, un lit… –, et même le port de La Havane, et la place San Francisco de Asís.
Ces évocations se font à la faveur du texte, mais aussi du jeu des acteurs, qui exploitent chaque possible ménagé par la mise en scène. Dirigés par Chino Juan, ils multiplient les nuances. Le niveau d’intensité reste élevé tout au long de la représentation, mais ce flux tendu est composé de variations. Yany Gómez offre une véritable performance, passant d’un rôle à l’autre et imprégnant ses personnages d’une densité, sans les limiter à quelques gestes ou intonations, sans tomber dans une stigmatisation facile et caricaturale. Face à sa virtuosité, Leyder Puig s’impose par sa puissance.
Monter ce texte aujourd’hui ne relève pas de l’évidence. Mais avec cette approche toute intérieure du texte, Julio César Ramirez ne surligne pas le caractère historique de ce destin, et donne particulièrement à entendre le débat de Milanés et ses amis sur la littérature, ses missions et le rôle qu’elle doit tenir, quand luttent esclaves et colons, et que les créoles cherchent leur place. La pièce pose ainsi la question du rôle du théâtre, et cette mise en abîme, redoublée par des regards appuyés lancés au public qui ramènent au présent, invite à une actualisation du propos, à renouveler la réflexion sur la responsabilité des artistes, quelle que soit leur époque. Cette réaffirmation de la vocation de l’art est couronnée par la célébration de sa puissance : le spectacle s’achève avec la mort du poète, mais une mort qui peut être rejouée chaque soir sur scène, car il devient immortel grâce à ses œuvres et survit à travers leur lecture.
F.
Pour en savoir plus sur « Vagos Rumores », rendez-vous sur le site de l’UNEAC.