« La Porte étroite » de Gide – la fiction comme champ d’exploration de la morale

Après Les Nourritures terrestres et L’Immoraliste, Gide publie en 1909 un nouveau récit, La Porte étroite, qui peut se lire comme un contrepoint des deux précédents. L’œuvre déploie en effet une même matière autobiographique, son mariage avec sa cousine Madeleine Rondeaux, et met en jeu à partir de là une autre morale, symétriquement inverse, mais tout aussi extrême. Après le culte de la joie et de la volonté, Gide explore le sens du devoir et du sacrifice au nom de la vertu.

La Porte étroiteCe récit a beau être d’inspiration autobiographique, il est présenté comme une fiction, une fiction qui précisément imite l’écriture autobiographique. Ce n’est pas Gide qui écrit, mais Jérôme, qui emploie le « je » pour se souvenir et retracer les faits, admettant les défaillances de la mémoire tout en se montrant soucieux d’être le plus fidèle possible aux faits. Le pacte de lecture propre au genre autobiographique est donc mis en abyme, mais aussitôt mis en défaut par ce procédé, l’assimilation entre l’auteur, le narrateur et le personnage étant défaillante. Cet artifice est néanmoins soutenu par l’affirmation de départ du narrateur, qui annonce d’emblée qu’il renonce à toute prétention stylistique, qu’il écarte de lui tout souci de plaire ou même d’intéresser, son objectif étant simplement de retranscrire ses souvenirs. En outre, le récit se fait à deux voix, par l’importante place que laisse Jérôme aux lettres d’Alissa. La relation épistolaire qui ponctue le cours de leur relation cherche là encore à authentifier la narration, à lui donner une apparence de vérité.

Cette œuvre place en son cœur trois personnages, Jérôme, et ses cousines, Juliette et Alissa. Chacun d’eux redouble un membre de la génération qui précède comme les personnages le soulignent eux-mêmes : respectivement l’oncle de Jérôme qui se maintient entre les extrêmes, la tante Plantier qui goûte les plaisirs de la vie mais en se maintenant dans la vertu contrairement à la mère des deux cousines, et la mère de Jérôme qui incarne le devoir et la rigueur. Comme dans L’Immoraliste, l’éducation protestante et puritaine qu’a reçu Gide se trouve en jeu. Mais l’éloge de la joie est ici remplacé par l’exaltation de la vertu, le chant de la nature par le poids de l’Evangile et son pouvoir d’impression sur des jeunes âmes en quête d’absolu.

La Porte étroite -Cette morale rigide, dépassée, extrême, est à la source de la tragédie. Un triangle amoureux complexe se forme à cause d’elle : Jérôme et Alissa s’aiment, mais Juliette aime aussi Jérôme, et Alissa est prête à renoncer à lui, à se sacrifier pour faire le bonheur de sa sœur. Mais même après le mariage de Juliette avec un autre, Alissa s’épanouit dans les épreuves, multiplie les défis capables d’éprouver sa vertu et sa foi. Ses fiançailles jamais vraiment officielles avec Jérôme sont donc rompues, renouées, éternisées, et la promesse de mariage n’est jamais réalisée.

Jérôme a beau tendre vers le même idéal de vertu qu’Alissa, son inclination à lui est biaisée, en ce qu’il l’envisage comme un moyen d’atteindre Alissa, alors que par ailleurs il aspire à la joie et au bonheur. L’écart entre eux se manifeste par l’alternance de la narration et des lettres d’Alissa. Dans celles-ci, son idéal, qui frôle la sainteté, et ses ambitions mystiques se manifestent pleinement. Ceci d’autant plus aisément que l’échange épistolaire vient se substituer à une véritable relation et fausser la réalité, l’écarter de l’amour qu’ils se déclarent, devenu totalement idéel, au point de les rendre totalement désemparés lorsqu’ils se retrouvent face à face.

L’illusion de combler la distance par les lettres permet à Alissa de choisir ses mots et de dominer ses sentiments par la raison. Son trouble, qui pourrait tout révéler et tout résoudre, est constamment déguisés, seulement révélé in extremis, après sa mort, dans son journal. Là s’avoue son déchirement intérieur, sa difficulté à s’en tenir à sa morale. Ce document révèle le combat de la foi et de la vertu contre l’amour, un combat d’autant plus douloureux que la foi est elle aussi éprouvée.

La Porte étroite - GideCe renoncement au bonheur par crainte d’y accéder trop rapidement fait resurgir les valeurs de l’héroïsme et de l’amour courtois. Mais Gide n’élève pas son personnage aux cimes, et révèle la part d’orgueil en jeu dans une telle attitude. Alissa se complaît dans cette posture, et formule l’aveu coupable de se voir érigée en modèle quand elle dit à Jérôme espérer que la fille qu’il aura d’une autre portera son prénom. De même, le roman ne s’achève pas avec le journal d’Alissa, mais avec la peinture des conséquences condamnables de sa morale, lors des retrouvailles de Juliette et Jérôme des années plus tard.

Toute cette tragédie a pour arrière-plan la Normandie, tantôt le Havre, tantôt la maison de campagne de la famille, inspirée de Cuverville où Gide passait ses vacances. La répétition des mêmes scènes dans les mêmes lieux donne du volume à ce décor, et cette insistance sur les détails ramène à la réalité autobiographie qui se trouve à l’origine de l’œuvre. Le champ de la fiction apparaît ainsi pour Gide comme un moyen d’explorer un autre possible de la vie, d’en pousser à bout l’hypothèse, au point que L’Immoraliste et La Porte étroite peuvent se lire comme des issues potentielles de son mariage, et des cristallisations de ses propres déchirements.

F.

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