« Rester vivant » d’Yves-Noël Genod au Théâtre du Rond-Point – Spectacle sans images

Comme l’année, l’édition 2014 du Festival d’Automne touche à sa fin, et s’achève au théâtre avec une œuvre marquante d’Yves-Noël Genod, un spectacle singulier repris au Théâtre du Rond-Point après avoir été présenté sous une première forme au Off d’Avignon, à la Condition des Soies. Ce « distributeur » de poésie et de lumières comme il se désigne, disciple d’Antoine Vitez, Claude Régy et François Tanguy, propose avec Rester vivant un dispositif de mise en écoute de Baudelaire, de poèmes extraits des Fleurs du mal et du Spleen de Paris, comme découverts pour la première fois grâce à un travail sur la perception envoûtant.

Le hall du Rond-Point est bondé à quelques jours des vacances d’hiver, avec trois représentations proposées au public, parmi lesquelles celle d’Yves-Noël Genod semble la plus discrète, la moins recherchée. Les quelques élus sont invités à monter jusqu’à la salle Roland Topor, la plus petite, où ils sont accueillis par des flûtes de champagne, comme si l’on se rendait à l’avant-première d’un film à succès ou au vernissage d’une exposition cotée entre privilégiés. Nous ne sommes qu’une douzaine à attendre timidement, le verre à la main, que les portes s’ouvrent. Yves-Noël Genod lui-même nous accueille et nous fait entrer dans une salle qui révèle d’emblée la scénographie du spectacle : deux rangées de chaises dos à dos divisent l’espace tout en longueur, et face à elles se trouvent des amplis, nombreux, répartis de façon régulière. Tout en suggestion et avec une simplicité spontanée et fragile, l’artiste nous annonce que le seuil de la salle s’éclairera à intervalles réguliers pour ceux qui ne se sentiraient pas bien et voudraient partir, qu’il n’y a pas d’entracte mais qu’un grand rond rouge lumineux clignotera pour nous indiquer la moitié du spectacle, et il ajoute qu’il suffit de se manifester s’il y a le moindre problème, avant de nous souhaiter un bon spectacle sans dissiper davantage le mystère né de ces allusions.

Les spectateurs essaimés sur les deux rangées de chaises se regardent intrigués avant qu’un noir complet fasse disparaître toute présence alentour. Les mises en garde d’Yves-Noël Genod prennent aussitôt sens, car le noir est si intense, si mat, que les yeux ont beau être écarquillés, les pupilles se dilater, pas un trait de lumière, pas une tache moins sombre que le reste ne structure l’espace. Comme il n’y a plus aucune différence que les yeux soient ouverts ou fermés, c’est la conscience même de son propre corps qui est entamée, tout sens de l’orientation ou de la gravitation est perdu, noyé dans le noir, au point de faire naître une angoisse, une certaine nausée, qu’il faut dompter et qui engage dans une lutte intérieure avec soi-même, dans un jeu avec la peur instinctive qui nous saisit. S’il n’y avait pas une chaise à laquelle s’accrocher pour ne pas sombrer, on ne serait qu’yeux aveugles. L’ouïe reconstruit ce corps dissipé quand monte une voix qui lit « Harmonie du soir », grave, lente, qui résonne fortement dans l’être vidé de tout ce qui l’habite, comme annulé par cette mise en condition. L’écoute devient un moyen de survivre, puis un horizon de plus en plus lumineux, qui comble cette dépossession de soi initiale.

De nombreux textes de Baudelaire sont ainsi lus, récités, déclamés, susurrés, mis en bouche, par ce qui finit par se révéler une seule et même voix, celle de Genod, une voix qui se métamorphose, modulée, qui joue sur les tessitures et les intonations en fonction des textes, avec une sensualité extraordinaire, qui séduit l’oreille et la pénètre. Le pouvoir de ces lectures plurielles, à chaque texte différentes, fait rapidement effet, et l’on passe du recueillement au bercement, guidés par ces surgissements spatialisés par les différentes sources réparties dans la salle, par des nuances infinies entre voix enregistrée et voix en live médiée par le micro, qui donnent l’impression d’une présence à la fois fuyante et enveloppante, et l’on voudrait se couler dans un canapé moelleux plutôt que de devoir trouver une position d’abandon dans ces chaises en bois, rigides et extrêmement inconfortables par rapport à toute cette douceur et cette chaleur.

Les poèmes de Baudelaire sont parfois entrecoupés de commentaires qui livrent la pensée d’Yves-Noël Genod sur ce spectacle. Il fait ainsi référence à Claude Régy – dont le parrainage apparaît comme une évidence –, à un dialogue entre Malraux et Soulages sur le noir, sur son velours, sur cette matière que l’on ne trouve qu’au théâtre et qui lui est propre. Le titre de ce spectacle, magnifique car il est autant une proposition qu’une injonction, trouve lui aussi son sens entre deux textes. Inspiré par Houellebecq, il permet aussi de réagir aux propos de Romeo Castellucci qui a dit qu’il était possible de faire du théâtre sans acteurs à l’occasion d’un spectacle qu’il a récemment présenté à la Villette – le Sacre du printemps, ballet de poussière d’os d’animaux – tant qu’il restait des spectateurs. Yves-Noël Genod nous prie alors de rester vivants, pour que le théâtre ait bien lieu, puisque c’est là sa seule garantie. Enfin, des séances d’enregistrement avec Benoît Pelé, le maître d’œuvre du son, sur la façon de lire les poèmes, de trouver la voix qui leur correspond, ou des voix d’enfants qui annoncent de façon triomphante « le pestacle de Vive Noël » permettent de découvrir l’envers du décor et de renforcer encore l’intimité établie avec l’artiste.

Pour ne pas laisser le spectateur passer de la rêverie au rêve, pour ne pas que le noir de la salle se confonde pour de bon avec celui des paupières fermées, identique, des éclairs de lumières créés par Philippe Gladieux transpercent toutes les couches d’obscurité après un long moment, une fois installés durablement dans le dispositif. Plus ou moins brefs et nombreux, ces flashs rétablissent l’espace, ramènent au cadre réel du spectacle, avant que le noir ne revienne, toujours aussi mat et impénétrable. Ces percées laissent quelquefois entrevoir un homme, spectre de Baudelaire, apparition fantomatique qui nourrit encore le sentiment de partager une expérience onirique. Nu ou muni d’une feuille luminescente qu’il présente, enveloppé dans cette matière noire sans volume, il déambule lentement, prudemment. Entre de longues périodes de nuit sans étoiles, ces visions trop stéréotypées ne sont qu’anecdotiques comparées à la puissance de l’état d’attention aigüe dans lequel on est placés par ailleurs.

La sensation d’être brutalement ramené au réel par ces irruptions est nourrie par les sons qui accompagnent les voix de Genod, qui font voir des paysages, exotiques ou urbains, lointains ou familiers. Toute cette matière devient charnelle là où précisément il n’y a plus de corps, plus d’image ou presque, où le corps n’est réduit qu’à l’essentiel, une bouche et des oreilles, intimement liés par le texte. L’incarnation, la mise en chair, prend ainsi un tout autre sens dans cet espace qui ne s’apparente même plus à une scène, un sens bien plus littéral, qui unit le corps de l’artiste à celui du spectateur. Le rond rouge qui indique la mi-temps permet lui aussi de rétablir un repère dans cette traversée, dans ce voyage fait de mots. Le temps s’étire indéfiniment, et les deux heures trente de spectacle deviennent une nuit entière, une échappée hors du temps, comme peuvent en offrir les rêves d’une nuit dense. L’issue de l’expérience est impossible à anticiper dans ce vagabondage sans structure, et il n’y a que le retour des lumières et de l’artiste, le micro à la main pour prendre le relais et répéter doucement une dernière fois « Que l’amour vous soit un calmant », qui peuvent déposer un point final sur ce spectacle.

Ce théâtre sans images met au défi la mémoire et le souvenir que l’on peut en avoir. L’image absente devient intérieure, invisible, abstraite, indescriptible, et il ne reste plus que les marges d’un noir traversé, les bribes d’une densité sonore. Cette part de soi nécessairement investie dans le spectacle est recherchée par Yves-Noël Genod qui parle d’un « rêve de spectacle » plutôt que d’un spectacle, qui implique le spectateur devenu co-créateur par son écoute et sa perception. L’incroyable travail technique des lumières et des sons est autant à saluer que celui d’Yves-Noël Genod pour cette expérience mémorable, sensuelle, qui insère une dimension intermédiaire supplémentaire entre le rêve et la réalité. Et dans ces circonstances, même les poèmes les plus connus de Baudelaire sont entendus comme pour la première fois, leur beauté est frappante, lumineuse, sans résistance, au-delà de toute relecture ou de toute analyse de détail. L’enthousiasme de la découverte est ainsi renouvelé, et même accru car un rapport nouveau s’est mis en place avec le texte, physique.

F.

Pour en savoir plus sur « Rester vivant », rendez-vous sur le site du Théâtre du Rond-Point.

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