« Une année sans été » de Catherine Anne au Théâtre Paris-Villette

Pour la première fois avec Une année sans été, Joël Pommerat ne signe pas le texte du spectacle, en plus de sa mise en scène. Pour la première fois également, il ne mobilise pas sa troupe, la compagnie Louis Brouillard, mais collabore avec un groupe de jeunes comédiens et de jeunes artistes de la scène, ainsi qu’avec l’équipe technique qui l’entoure d’ordinaire, notamment les Leymarie pour le son et Eric Soyer pour les lumières. Afin, dit-il, de mieux se consacrer à ce geste de transmission, de mieux se focaliser sur le travail avec les comédiens, il se place donc en retrait par rapport au texte et monte la première pièce de Catherine Anne. Dans ce spectacle tout fait de premières, présenté au Théâtre Paris-Villette, l’esthétique qui lui est propre place le texte et les comédiens sous une lumière crue qui ne laisse rien de côté.

Cie Louis Brouillard Théatre National de Belgique Théâtre de l'Odéon 2013-2014"Une année sans été" de Catherine Anne mise en scène Joël PommeratLa pièce de Catherine Anne, inspirée par la vie de Rainer Maria Rilke, par ses Cahiers de Malte Laurids Brigge et ses Lettres à un jeune poète, donne à voir trois saisons de la vie de jeunes gens, assoiffés de projets et de liberté. Un jour d’automne, à une époque propice aux changements, Gérard prend ainsi la décision de quitter son père pour aller s’essayer à la carrière d’écrivain à Paris. Il est encouragé par Anna, une Allemande à l’accent prononcé qui a elle-même quitté sa famille et qui écrit elle aussi. Arrivé à la capitale, Gérard rencontre Louisette, la fille de sa logeuse, qui s’attache à lui et trouve à travers lui un moyen de dépasser le deuil de son frère. Il fait aussi la connaissance d’Auguste, un dandy de bonne famille qui le fait sortir de sa torpeur, de sa paralysie créatrice, et qui lui fait découvrir la vie parisienne. Quand Gérard entreprend un nouveau voyage, le point de vue se déporte légèrement sur les vies de Louisette et Anna, elles aussi en pleine construction. Le portrait de cette génération qui tente de s’émanciper par le départ, qui recherche une nouvelle famille dans l’amitié et la solidarité, est complété par l’envol in extremis et inespéré de Louise Point, employée du père de Gérard, jusque-là emmurée dans son bureau face à sa machine à écrire.

Pour retracer leur parcours d’une ville de province à Paris, l’entrecroisement de leurs vies même quand ils sont à distance, leurs va-et-vient entre l’intérieur – lieu de mort – et l’extérieur – lieu de vie et d’espoir –, Joël Pommerat fait agir sa magie scénique, en imposant à ce texte l’esthétique qui permet de d’identifier chacune de ses créations. Le spectacle est ainsi composé d’une série de tableaux plus ou moins longs, séparés les uns des autres par un court passage au noir grâce auquel la scène se métamorphose totalement. Par ce procédé qui rythme toute la représentation, les ellipses spatiales et temporelles deviennent plus une source de richesses que de contraintes sur scène. Ainsi, du bureau du père à la chambre de Gérard à Paris, du seuil de la porte aux lieux de rencontre en plein air, l’espace prend la forme du récit, épouse ses variations, et distingue les épisodes par quelques meubles seulement, des tables, des chaises, un lit et un fauteuil. L’identification des espaces est aussi permise par un fond de scène de lumière, différemment structuré par des panneaux noirs qui dessinent des fenêtres ou des horizons et font varier l’intensité lumineuse du dedans au dehors. Les variations de cette source de lumière mettent ainsi en place différentes atmosphères et accentuent plus ou moins les contrastes de la scène.

Une année sans été - troisComme souvent chez Joël Pommerat, celle-ci est entièrement tenturée d’un noir mat, qui donne un relief singulier aux objets et aux comédiens, qui les détache de façon presque irréelle et donne à chaque détail une précision particulière. Dans ces conditions, le moindre geste ou la moindre expression apparaissent avec une netteté presque cinématographique. Le découpage des silhouettes dans le noir produit un effet de zoom qui place sous une lumière franche les comédiens, comme mis en danger, mis à l’épreuve d’une dissection qui trahit la moindre hésitation. Plus encore, cette précision, cette pureté, aussi appuyée sur l’amplification sonore des voix, minimalise le jeu et rend évident le surplus d’expression qui menace parfois le jeu des jeunes comédiens, pas encore tout à fait assuré. Chez Franck Laisné par exemple, qui interprète le rôle principal de Gérard, la parole est parfois affaiblie par le mouvement de ses mains, qui expriment avec trop de clarté et d’insistance la rébellion, le rejet, chaque geste étant ausculté de près dans cet espace cru, voire cruel.

Une telle scénographie place donc en son centre les comédiens, et à travers eux, le texte de Catherine Anne qui retentit par sa simplicité, mais qui est lui aussi mis à nu. Ses nuances sont soulignées par une matière sonore omniprésente, qui ouvre un espace de réception du texte en chacun, fait accueillir sa tonalité, entre colère et tendresse, désespoir et joie, gravité et légèreté. Le son joue aussi un rôle important dans les passages au noir, au cours desquels on ne sait s’il est l’effet des déplacements scéniques qui ont lieu sur le plateau ou s’il est enregistré, ou enfin si ces deux sources se confondent.

Une année sans été - PommeratCette présence sonore qui poursuit la narration au-delà du texte et des mots aiguise la perception et invite l’œil à voir, à deviner les présences actives sur scène, impressionnantes par leur rapidité à transformer le plateau. Sur le noir profond de la scène apparaissent ainsi des traces, au sens presque chimique du terme, qui n’ont même plus une forme humaine, floutées par le mouvement fantomatique et aussitôt effacées par le retour à la lumière qui surprend chaque fois. Même si certains lieux reviennent, on ne peut deviner à l’avance quel sera l’espace révélé. La surprise est aussi produite par le fait que Pommerat ne s’en tient pas à une formation scénique unique par lieu, et la chambre de Gérard à Paris par exemple, décor le plus récurrent, est présentée sous différentes perspectives, comme au cinéma à nouveau : le lit est à gauche et la fenêtre en face, ou à l’inverse il est à droite et la fenêtre disparaît alors dans l’ouverture de la scène au public. Cet effet troublant, inattendu sur scène, nourrit encore l’impression d’assister à une dissection des situations, des scènes, retournées dans tous les sens. Cette cruauté scénique finit par faire progressivement ressentir le dénouement tragique qui va brutalement mettre fin aux projets de cette jeunesse avide à la veille de juin 1914.

Pommerat a voulu avec ce spectacle mettre en situation de création un groupes de jeunes, qui partagent probablement avec leurs personnages de nombreuses questions soulevées par le texte de Catherine Anne : le devenir contre l’ordre et les parents, la responsabilité, l’amour et la mort, le passage de l’enfance à l’âge adulte, la confrontation des désirs et des peurs… tout ce qui fait le drame de la jeunesse. Le spectacle met bien en lumière ces questionnements, mais c’est surtout la mise en scène qui retient, et qui offre une nouvelle occasion de réfléchir à ce que produit cette esthétique sur la perception du spectateur.

F.

Pour en savoir plus sur « Une année sans été », rendez-vous sur le site du Théâtre Paris-Villette.

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