« Lucrèce Borgia » de Victor Hugo à la MAC de Créteil

Après Shakespeare et Ovide, David Bobée s’attaque à Victor Hugo, avec une Lucrèce Borgia rock’n’roll et décapante, créée en juin 2014 et présentée cet automne à la Maison des Arts et de la culture de Créteil, avant une tournée en France. Entouré de comédiens, de danseurs, d’acrobates, de musiciens et d’artistes régisseurs, Bobée donne vie à ce texte et offre un spectacle à grande échelle d’une très grande qualité, capable de ravir le plus grand nombre et de toucher chacun différemment.

Lucrèce - scènePar rapport à d’autres pièces de Victor Hugo, Lucrèce Borgia est un drame relativement court, composé de trois actes. L’œuvre est écrite en douze jours, de façon fulgurante et virtuose, ce qui lui confère puissance et densité. Inspiré par l’Histoire des Borgia – famille italienne du XVe siècle à la renommée sulfureuse – Victor Hugo remodèle ce matériau pour focaliser l’attention sur Lucrèce, fille du pape Alexandre VI et sœur de César et Jean Borgia, qui se sont disputés son amour jusqu’à ce que le premier tue le second. L’inceste n’est que l’un des types de crimes qui entache ce nom, pris dans une liste qui comprend aussi le meurtre ou la corruption. L’auteur romantique déporte sur Lucrèce les méfaits que l’Histoire attribue à César et en fait un monstre sans pareil, avide de pouvoir et de vengeance.

Néanmoins, Hugo transforme ce personnage en héroïne tragique en lui inventant un fils, Gennaro, qu’elle aurait eu avec son frère, Jean Borgia, et qu’elle aurait abandonné à la naissance. Quoique Gennaro ignore tout de sa filiation, il reçoit chaque mois une lettre de sa mère depuis ses seize ans, qui attise son désir de la retrouver et la fait idéaliser, au point d’en faire l’emblème de la mater dolorosa qu’il lui faut consoler. Lucrèce Borgia ne résiste pas elle-même à la tentation de s’approcher de lui et de lui parler lors d’un bal à Venise, sans pour autant lui révéler la vérité. Quand son mari Don Alfonso la soupçonne d’avoir en Gennaro un amant, le plaisir tyrannique de Lucrèce est violemment confronté aux sentiments maternels qui l’animent et qu’elle refoule depuis des années. Victor Hugo résume ainsi en une phrase son œuvre : « la maternité purifiant la difformité morale, voilà Lucrèce Borgia ».

Lucrèce - pluieDe la pièce d’Hugo à la scène de Bobée, on retrouve l’atmosphère nocturne du drame, pris entre deux nuits, entre un bal à Venise et un festin à Ferrare. Sur la scène encore plongée dans l’obscurité, le nom de Borgia brille en grosses lettres lumineuses, tandis que des comédiens prennent place sur des barres transversales, suspendues au-dessus d’un sol aquatique. De basses plateformes permettent d’atteindre le centre du plateau depuis les coulisses, mais l’espace de jeu apparaît d’emblée comme limité par cette évocation directe des canaux vénitiens. Les sept hommes qui apparaissent dans la lumière crépusculaire qui finit par surgir sont des camarades soudés autour de Gennaro. Transparaît très vite avec eux une des affections de David Bobée : les acteurs sont de toutes origines, avec des accents parfois marqués, et leurs corps mis en valeur semblent sculptés tant ils sont musclés. Le mélange prend immédiatement, et en quelques phrases seulement ils s’approprient le texte d’Hugo. Celui-ci est parfois légèrement modifié pour plus de fluidité, jusqu’à devenir totalement naturel dans le rythme et la langue, et profondément actuel dans les intonations.

Le sentiment d’assister à un spectacle à la fois moderne et profondément fidèle à l’esprit d’Hugo est accru par la présence de l’eau sur scène. Par ses reflets et son mouvement encore léger, elle produit des effets esthétiques saisissants, démultipliés tout au long de la représentation. Loin de rester tranquille, elle devient une partenaire de jeu pour les comédiens, qui n’hésitent pas à y mettre les pieds, les jambes, voire tout le corps, avec une audace et une aisance réjouissantes. Terrain de jeu pour les acrobates, elle devient aussi une arme contre Lucrèce Borgia quand les amis de Gennaro la retrouvent en sa présence. Ils lui crachent son nom à la figure et le révèlent ainsi à Gennaro, mais ils poussent plus loin encore l’humiliation en la lynchant à coups de gerbes violentes. Après ce premier tableau, l’eau reste un élément structurant, exploité de multiples manières, comme une matière protéiforme, de la goutte à la vague, du rideau de pluie à la noyade cauchemardesque.

Lucrèce - eauCes trouvailles, loin d’être purement esthétiques, font sens et illuminent le texte. Les éclairages extrêmement soignés de Stéphane Babi Audert métamorphosent ce sol, eau profonde insondable ou bain de sang, lustre scintillant ou mer de sentiments contradictoires. Plus que n’importe quel autre élément, l’eau se montre capable d’avoir la souplesse qu’impose cette pièce, tout en contrastes, aussi terrible que drôle parfois.

David Bobée s’attache en effet à mettre en valeur de diverses manières ce double registre constitutif de l’art hugolien, constamment pris entre deux extrêmes, le grotesque et le sublime, la farce et la tragédie, le bouffon et le pathétique. Les nuances sont multiples, d’une scène à une autre ou même d’une réplique à une autre, et elles impliquent des décrochages qui atténuent la portée dramatique de la pièce autant qu’ils l’accroissent. Le poison apporté pour tuer Gennaro, qu’Alfonso force Lucrèce à verser pour lui, est l’occasion d’une chorégraphie sensuelle de la part Rustighello – Marius Moghiba –, envoûtante dans le contre-jour, et brutalement interrompue par Alfonso qui ramène à sa basse intention de tuer l’amant de sa femme, alors que Lucrèce est sur le point d’empoisonner son propre fils.

Gubetta, l’homme de main de Lucrèce – Jérôme Bidaux – excelle particulièrement dans cet art du décrochage, du décalage, avec un rôle d’autant plus cruel qu’il est plein d’un recul cynique qui le rapproche du fascinant Iago qui accompagne Othello dans la pièce de Shakespeare. On retrouve en effet dans la pièce de Hugo cette référence shakespearienne, que Bobée exploite pleinement, après voir prouvé sa sensibilité à cet auteur dans Hamlet et Roméo et Juliette. Dans son immensité, son caractère monumental, ce spectacle offre une fresque à la mesure d’Hugo et de Shakespeare. On passe de Venise au palais d’Alfonso puis à celui de la Negroni où a lieu le bal funeste final avec une fluidité toute aquatique, grâce à une redisposition des plateformes sur le plateau d’eau, tantôt tables de banquet et tantôt cercueil, et grâce à la musique rock de Butch McKoy, interprétée en live, qui rend imperceptibles les seuils de transition par une présence récurrente et parfaitement en harmonie avec le reste de la scénographie.

Lucrèce - festinUne énergie incroyable se communique de la scène à la salle grâce à tous ces artistes talentueux, qui offrent un spectacle complet qui mêle théâtre, danse, musique et acrobaties. Parmi eux, Béatrice Dalle pour la première fois au théâtre après de nombreux rôles à l’écran, détone. Elle en impose par sa présence mais on bute parfois contre son jeu, moins à l’aise dans le vaste espace de la scène et dans l’eau que les autres. Elle tient avec poigne le rôle de Lucrèce, et on retrouve bien le tyran et la mère, mais ces deux pôles restent en elle irréconciliables, comme ils le sont pour Gennaro qui ne découvre la vérité qu’à la dernière réplique de la pièce. Béatrice Dalle est plus proche de la pieuvre monstrueuse des Travailleurs de la mer que décrit la Negroni que de la mère tout entière dans le sacrifice et le renoncement, et l’écart est creusé entre les deux femmes alors que leur conciliation serait considérablement plus tragique et plus poignante, à la mesure du personnage complexe que conçoit Hugo et sur lequel repose toute la pièce.

Le projet de David Bobée était d’offrir un théâtre généreux, ouvert à d’autres disciplines et au monde, populaire et accessible, à partir de l’œuvre de Victor Hugo. Le pari est largement remporté, tout comme celui de la relecture à la fois moderne et fidèle, avec ce spectacle extrêmement riche et extrêmement beau du point de vue esthétique, qui ravit les sens autant qu’il touche par sa puissance.

F.

Pour en savoir plus sur « Lucrèce Borgia », rendez-vous sur le site de la MAC de Créteil.

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