« Palais de glace » de Tarjei Vesaas

Palais de glace est considéré comme l’autre chef-d’œuvre de l’écrivain norvégien Tarjei Vesaas avec Les Oiseaux. Dans ce roman, c’est la sensibilité de deux petites filles de onze ans qu’il met en scène, dans un univers à la fois réaliste et mythique. Derrière le récit de leur relation si singulière, se déploie une subtile réflexion sur l’amitié, l’enfance et le deuil.

Palais de glaceLe roman suit le rythme des saisons, de l’automne au printemps. Arrivée dans le village à la fin de l’été, la petite Unn se fait remarquer à l’école par la distance qu’elle maintient entre elle et les autres. Dans le groupe d’enfants qui s’est d’abord efforcé de l’intégrer, Siss est la seule à n’avoir pas renoncé. Elle est totalement hypnotisée par la nouvelle, dont l’inaccessibilité lui semble être une promesse encore indéchiffrable.

Quand elles finissent par prendre contact et qu’elles passent une soirée ensemble, Siss en apprend un peu plus sur elle. Unn, orpheline de père, a perdu sa mère quelques mois plus tôt, et vit désormais chez sa tante. Dans l’intimité de sa chambre, elles se dévoilent l’une à l’autre, tout en contournant le mystère qui les attire l’une vers l’autre. L’amitié qu’elles nouent passe alors moins par les mots qu’elles prononcent que par les secrets qu’elles taisent, qu’elles ne font qu’effleurer par leurs silences.

Le lendemain de cette fameuse soirée – désormais socle intangible de la relation qui les unit toutes deux – Unn décide de ne pas venir l’école pour ne pas retrouver Siss de sitôt et donner plus de poids à leurs retrouvailles. Elle s’enfonce donc dans la forêt, remontant la rivière jusqu’au palais de glace dont tous ont parlé à l’école. Formé à flanc de cascade par le mouvement de l’eau et le froid de l’hiver, il est une merveille dans laquelle elle se perd.

Palais de glace -A partir de ce jour-là, toute l’attention est tournée vers Unn, introuvable. Tous les hommes du village se mobilisent dès le premier soir pour la retrouver, bravant le froid et la nuit. Siss est particulièrement sollicitée dans cette quête, étant la seule à avoir noué un contact avec elle à part sa tante. Mais Siss ne peut rien révéler de ce qu’elles ne se sont dit qu’à demi-mots dans la chambre.

La construction dramatique du roman atteint ici son acmé. Entre les recherches poussées d’Unn qui mobilisent tout le monde et la maladie qui frappe Siss, la tension est forte. A partir de là, la courbe du récit ne peut être que décroissante. Chaque jour, l’espoir de retrouver Unn est de moins en moins partagé par ceux qui la cherchent, et il semble à Siss qu’il n’y a bientôt plus qu’elle pour penser à celle à qui elle a fait le serment de rester fidèle.

La mystérieuse Unn absente, perdue à jamais dans les riches salles d’un palais imaginaire, Siss fait l’expérience du deuil. Le silence, le repli sur soi, la réclusion même, sont les étapes par lesquelles elle doit passer. Les encouragements de ses parents, la bienveillance de la tante d’Unn, les efforts désespérés de ses anciens camarades pour la ramener à eux – toute cette foule anonyme qui l’entoure – ne peuvent rien pour elle. Seul le passage du temps peut atténuer la douleur.

Là, le symbolisme de Tarjei Vesaas œuvre. Le palais de glace, cette construction naturelle aux proportions irréelles, inimaginables même dans l’esprit du lecteur, sert à signifier la lente temporalité du deuil. Lieu de transfiguration, mot tu pour ne pas blesser Siss, point d’attraction de tous les habitants, il est au cœur du roman.

Palais de glace - TVSon inévitable destruction avec le retour du printemps signe la libération de Siss, la fin de sa dépersonnalisation, son retour à elle-même. Approcher le danger de son écroulement, c’est enfin mettre un terme aux doutes qui la tenaillent quant à la mort d’Unn. Au fil des pages, ses significations s’accumulent : d’abord source d’émerveillement inépuisable, il devient symbole d’amour, d’amitié, de la communion muette entre les hommes, du secret, de la douleur, et de la mort. Les valeurs positives et négatives se mêlent en lui jusqu’à la dernière page, entre beauté et danger.

L’écriture de Tarjei Vesaas suit les mouvements du récit. La longueur des chapitres varie en fonction de l’intensité dramatique, tout comme le genre employé. Ainsi, une fois la disparition d’Unn orchestrée, de plus courts prennent place, semblables à des intermèdes lyriques qui font entendre la voix de Siss, dans des monologues intérieurs à la première personne et au style saccadé.

Cette écriture si singulière saisit les moindres altérations de la lumière et du paysage, tout comme les moindres mouvements de l’âme, les plus insaisissables et les plus vertigineux. Avec l’art qui est le sien, cet auteur norvégien nous transporte dans l’intimité secrète de son pays, devenu source de rêveries infinies.

F.

A l’instant même, le soleil apparut, encore bas et sans chaleur. Elle éclairait cependant jusqu’au fond de l’eau, où elle put voir des pierres, de la boue et des plantes aquatiques.

Tout près des bords, l’eau ne formait qu’un bloc, enfermant une quantité de bouts de pailles, de graines et d’autres débris, jusqu’à une pauvre fourmi écartelée – tout cela mélangé à des bulles d’air, qui, sous l’effet des rayons du soleil, paraissaient des perles. Pris dans la masse, émergeaient quelques grosses pierres arrondies, ainsi que des bouts de bois décortiqués. Des fougères figées complétaient ce tableau merveilleux.

Certaines plantes avaient encore leurs racines. D’autres, qui flottaient, avaient été emprisonnées dans la glace, dont la croûte n’avait fait qu’augmenter, comme une construction.

Unn, fascinée, ne pouvait pas s’arracher à cette vision de conte.

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