« Molly Bloom » d’après James Joyce au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers

Depuis janvier 2012, l’œuvre de l’irlandais James Joyce est entrée dans le domaine public. Le théâtre français voit là l’occasion de se saisir d’Ulysse, œuvre majeure de la modernité, et tout particulièrement de son dernier chapitre, le fameux monologue de Molly Bloom. Opus à part entière, ce long discours intérieur livre le personnage dans son intimité la plus crue. Laurent Laffargue s’empare avec Céline Sallette de ce texte magistral et en propose un spectacle plutôt réussi.

Molly Bloom - AubervilliersFonder une représentation sur un unique monologue est toujours risqué. Le spectateur est plus sensible aux variations de registre, à la pertinence de l’occupation de l’espace, mais surtout plus exigeant à l’égard du ou de la comédien-ne, dont la personnalité transparaît avec plus de clarté qu’en cas d’interaction.

Ici, la langue de Joyce assure en grande partie le plaisir du spectateur. Dans ce monologue de près de deux cent pages, elle se déploie dans toute sa force pour donner voix à Molly Bloom, la Pénélope de Léopold Bloom dans le roman. Tous les sentiments se mêlent au moment d’évoquer les tromperies de son mari, ses propres relations adultères, les performances sexuelles des uns et des autres, sa condition de femme, « trouée par le bas », qui revendique le pouvoir sur les hommes, et le point d’origine de tout cela, son « oui » à Léopold.

C’est tout un itinéraire de la colère à l’attendrissement, en passant par la tristesse, le rire, l’amertume, la mélancolie et l’audace. Tout cela est mêlé, suivant les soubresauts déroutants du conscient, ses bonds et ses décalages incomparables. Seule dans la chambre maritale, Molly Bloom essaie en vain de dormir.

Molly Bloom - LaffargueLaurent Laffargue accorde une attention toute particulière à ce cadre spatial, en lequel réside le principe de son adaptation. La chambre est en effet suspendue au-dessus de la scène, formée d’un parallélépipède qui tourne sur lui-même selon une machinerie que l’on imagine imposante. Rien ne subit la gravité des mouvements de cet espace, sinon la comédienne et son oreiller.

D’emblée, la perception est mise en jeu par un retourné complet : le lustre émerge du sol et le lit semble solidement ancré au plafond. Le bouleversement du lieu, qu’il se retrouve à l’envers, de quart ou incliné après rotation, rythme le discours, mais permet aussi de jouer sur des rapports ascendants ou descendants. La comédienne se hisse jusqu’au point le plus haut ou se laisse au contraire mollement glisser suivant l’attraction irrésistible de la pesanteur, selon ses moments de rébellion ou de faiblesse.

Une telle scénographie contraint l’esthétique de la scène. Le décor à proprement dit est épuré, propret, réduit à l’essentiel : s’y trouvent un lit avec une généreuse couette, une table de nuit avec un gros livre – sans doute Ulysse – des appliques et un lustre. La chambre est bleu ciel, avec des pans de lumière rose de plus en plus importants, jusqu’au rouge de la féminité, des règles, qui vient baigner la scène lors d’une belle acmé. Là, Molly Bloom parle au nom de toutes les femmes et revendique leur supériorité, semblable à une vierge Marie en niche, dans un cadre formé par les cimaises du mur.

Molly BloomLe symbolisme des couleurs est relativement simple – bleu vs rose ou rouge – mais on assiste à une belle montée en puissance, redoublée par les pétales de roses rouges qui viennent applaudir son discours, et, quand la scène redevient réaliste, témoigner de sa parole enflammée.

Un tel espace ne met pas seulement à l’épreuve la perception du spectateur : elle impose avant tout à Céline Sallette de véritables acrobaties et prouesses physiques. Alors qu’il est chamboulé, elle se retrouve pendue par les bras ou recroquevillée dans un angle, sans que jamais ne soit interrompu le flux de parole dont elle s’est emparé avec détermination dès la première seconde.

La grande qualité de son interprétation est qu’elle souligne bien l’importance du corps dans le monologue. Sexualité, féminité, physique, et corporel l’imprègnent à chaque phrase. Céline Sallette nous livre le sien généreusement pour en faire la carte géographique des mots de Molly Bloom. Ses membres, ses seins, son visage et ses cheveux sont constamment désignés, tripotés, manipulés avec force, avec une grande pertinence par rapport à ce qu’il se dit. Le don est véritablement total quand elle vient confirmer ses talents de chanteuse lors d’un intermède musical émouvant.

molly_003Le mécanisme giratoire qui trône sur la scène, en plus de l’enfermer sur elle-même, de donner un équivalent concret à sa pensée, évoque le temps, d’abord progressif, dans le sens des aiguilles d’une montre, puis régressif, tourné vers le passé, dans un dernier élan salvateur. La résolution de ses réflexions contradictoires se trouve en effet dans le souvenir du passé. L’émotion, jusque-là contenue, éclate au moment du récit de la demande en mariage de Léopold, du « oui » dont elle se souvient mais surtout qu’elle réitère au présent de façon poignante.

Cette explosion finale est d’autant plus forte qu’à aucun moment auparavant la comédienne ne l’a laissée entrevoir. D’emblée, elle s’est montrée plus hurlante que sensible, le parler devenant très souvent cri. Si elle maîtrise l’art de la modulation, ce n’est peut-être pas encore assez : on perçoit là le caractère fougueux de Céline Sallette, qui s’identifie pleinement à Molly Bloom et semble s’emparer de son discours, au-delà même de la simple interprétation.

F.

Pour en savoir plus sur « Molly Bloom », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Commune.

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