Au théâtre des Amandiers, à Nanterre, le Projet Desdémone, rebaptisé Desdemona au cours de sa création, réunit Toni Morrison, Peter Sellars et Rokia Traoré. Cette composition qui fait suite à la mise en scène d’Othello par Peter Sellars en 2009, propose un commentaire original de la pièce, avec pour personnage principal la Vénitienne de Shakespeare.
Toni Morrison imagine des scènes qui ont lieu dans l’au-delà, où la temporalité est abolie. Les principales figures de cette pièce complexe s’y croisent autour de Desdémone, qui retrace son histoire. Le texte de Toni Morrison, très dépouillé et très musical, ne revient pas sur ce qu’il s’est passé à Venise et à Chypre, lorsque tous étaient encore vivants.
Desdémone commence son récit à son origine, c’est-à-dire à son prénom qui signifie « misère » et dont elle refuse la destinée. Dressant un portrait de la condition féminine à cette époque, elle a pour projet de revenir sur le parcours d’une femme courageuse et déterminée : le sien. Cet itinéraire ne commence pas, comme dans la pièce, avec son refus d’épouser de brillants jeunes hommes et son mariage avec le Maure, Othello.
L’auteure fait remonter plus loin ce choix, inacceptable aux yeux de son père, en racontant l’histoire de la servante Barbary qui chantait une complainte à propos de son amour mort, la « chanson du saule ». Cet épisode relaté à l’acte IV chez Shakespeare prend ici une tournure déterminante : c’est à partir de Barbary que Desdémone développe son goût pour l’étranger et l’exotisme, goût qu’elle comblera par son mariage avec Othello.
Les scènes présentées par la suite font aussi bien surgir des personnages incontournables, Othello et Iago, que secondaires, comme Emilia, ou encore inventés, comme les mères des deux héros. Ces scènes annexes livrent des clés de lecture de la pièce, depuis ce goût de l’ailleurs et de l’aventure chez Desdémone, au langage secret qui lie les hommes entre eux et qui est à l’origine de la jalousie meurtrière d’Othello.
Ces rencontres sont entrecoupées ou redoublées par la musique de Rokia Traoré, accompagnée de trois chanteuses et deux musiciens. Ces chants envoûtants rendent permanente la présence de Barbary. Tous Africains, ces artistes évoquent Othello et la servante par la couleur de leur peau, et ils restituent le face-à-face entre noir et blanc par opposition à Tina Benko.
Ils partagent tous une émotion pleine et vraie, que ce soit dans le plaisir de chanter ou dans les larmes que verse la comédienne et qu’elle essuie avec son fameux mouchoir. La parole et le chant sont au centre du spectacle et les multiples micros qui occupent la scène l’indiquent bien. Les jeux de déplacements de l’un à l’autre font varier les intonations, et les éclairages créent des ombres plus ou moins significatives sur la toile colorée où sont projetés les surtitres.
Cette errance qui nous berce par la beauté des airs interprétés ne prend pas fin avec un point d’orgue comme on pourrait s’y attendre – notamment après la scène de retrouvailles entre Desdémone et Barbary. La fin est différée jusqu’à rappeler le caractère lancinant et infini de la complainte. Les ampoules nues qui éclairaient la scène s’éteignent donc progressivement et nous impriment la mélodie dans la tête.
Cet univers improbable et séduisant contribue à dresser un beau portrait de Desdémone. Les quelques entorses faites au texte d’origine ne froissent pas le spectateur averti qui se laisse porter par ce voyage à travers les époques et les cultures.
F. pour Inferno
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