Notes et contre-notes sur « Jacques ou la Soumission » (3/3)

Vient alors la troisième révolte de Jacques, qui dit « Non ! non ! Elle n’en a pas assez ! Il m’en faut une avec trois nez. Je dis : trois nez, au moins ! ». Ce non rappelle celui de Dom Juan face à la figure du Commandeur, dans le dernier acte de la pièce de Molière. C’est là la parole du libertin, qui refuse de se repentir jusqu’au dernier moment, de se soumettre même sous la menace, celle qui contient toute sa révolte. Jacques entre à son tour dans la logique numérique qui est à l’œuvre, qui se substitue aux critères esthétiques, comme s’il voulait piéger les deux familles, les mettre au pied du mur. Comme s’il s’agissait d’une vente aux enchères ou d’une négociation diplomatique, il associe au nez une valeur, de laquelle il prétend ne pas pouvoir se passer. C’est comme si sa stratégie avait changé, comme s’il avait décidé d’entrer dans leur logique pour mieux la pervertir et mieux la dénoncer.

L’effet produit le confirme, il suscite la stupéfaction et la consternation par ses paroles, le silence exprime l’ébranlement inattendu de leur système, avant qu’une nouvelle vague de discours prenne le dessus. On voit ici que c’est une alternance stricte qui structure la pièce, entre désespoir et soulagement, joie et crainte, colère et apaisement, dans une ronde qui se répète sans fin. Jacqueline lui reproche les mouchoirs que va user sa mère pour essuyer ses larmes de désespoir, mais Jacques répond qu’ils seront compris dans sa dot, révélant qu’il a pleinement intégré le raisonnement de ses parents, qu’il subvertit avec cruauté, et avec un malin plaisir.

Des didascalies indiquent un montage parallèle. Pendant que le dialogue reprend de plus belle, Ionesco indique que Roberte ne comprend rien à ce qui se passe, passive, abêtie, incarnant l’exemple parfait d’un lavage de cerveau qui a réussi. De même, les interventions des grands-parents sont désormais réduites à cette indication didascaliques, dits « en dehors de l’action », parfois dansant et mimant vaguement l’action. Ce redoublement muet suggère qu’ils rejouent ce qu’ils ont eux-mêmes subi, mais sur un mode dérisoire car personne ne les prend en compte. L’action parallèle qu’ils offrent à l’intrigue principale les donne à voir comme stériles, détrônés dans leur autorité parentale par leurs enfants, eux-mêmes devenus parents. Leur présence désigne la passation du pouvoir qui s’opère de génération en génération.

Vient ensuite naturellement la réaction de Jacques père, qui avait anticipé ce refus – « je m’y attendais » –, plus lucide que les autres. Il ne prend pas même la peine de raisonner Jacques, le disant simplement « insensé » et il annonce son départ, comme dans la première partie de la pièce. Cette fois néanmoins, nouvelle variation autour du même motif blocage / résolution, le problème est d’emblée évacué par les Robert. La mère annonce que tout peut s’arranger, et le père qu’ils avaient prévu cet incident. Il annonce ainsi qu’ils ont « une seconde fille unique », avec trois nez. Ce coup de théâtre fait échouer la résistance de Jacques, qui pensait avoir réussi à mettre en échec son union avec Roberte. Robert mère annonce que sa fille est « trinaire », en tout, en référence à ses nez mais aussi peut-être à sa psychologie, comme on dit de quelqu’un qu’il est binaire.

Jacques mère est aussitôt rassurée et envisage une nouvelle fois « l’avenir des enfants », tandis que son mari, encore en colère se montre méfiant, malgré les phrases qui se veulent rassurantes des autres personnages. La première Roberte est remmenée en coulisse, remplacée par une autre sans plus de cérémonies, comme un produit défaillant qu’on destine à la casse. Robert père agit comme un vendeur qui a la perle rare, le moyen de satisfaire son client exigeant, qui veut se faire passer pour un magicien capable de faire surgir le produit rêvé. Autour de Jacques, plusieurs réactions sont manifestes, de l’inquiétude à l’espoir, du mécontentement à la désapprobation. C’est alors seulement au moment de partir que Roberte prononce sa première parole, saluant « l’assistance », sans manifester plus d’âme, sans révéler une identité plus affirmée.

Roberte mère promet satisfaction aux Jacques, et Jacques reformule son exigence comme une enfant buté, comme s’il doutait encore que cela fût possible, ou comme s’il n’avait pas entendu les promesses des parents. Robert père revient avec Roberte II et ses trois nez, ses trois visages, qui lui donnent l’air d’un monstre, ou d’une divinité d’Extrême-Orient. Le personnage doit être interprété par la même actrice, qui porte simplement un masque différent. Cette nuance semble indiquer que Jacques est sensible à l’apparence, au cœur de la mascarade sociale que ses parents lui imposent. On hésite à lire son attitude comme une stratégie de mise en échec de l’union ou comme une contradiction interne.

Encore une fois, les femmes accueillent Roberte avec des exclamations enthousiastes. Jacqueline, comme pour anticiper un nouveau refus de Jacques lui dit qu’il ne peut prétendre plus, et Robert père, comme un magicien, un génie, lui dit que son désir est « exaucé », et le motif du nombre trois invite lui aussi à rapprocher cette scène de celle d’un conte – Les Trois Souhaits, par exemple. Le souhait enfantin de Jacques est réalisé, là où il pensait peut-être qu’il était irréalisable : l’impossible a lieu, mais contre son gré, comme si Jacques avait voulu conjurer son sort en souhaitant l’impossible par la surenchère. Le caractère magique de l’apparition de Roberte est souligné par tous, qui répètent en chœur « la voilà ! la voilà », moins tournés vers elle que vers Jacques, focalisés sur lui en attendant sa réaction. Le fait qu’il n’exprime rien, une fois de plus, suggère qu’il s’agissait en effet d’un faux souhait, d’une mise à l’épreuve de la patience des parents. Eux en revanche font de cette apparition un acte performatif, Roberte II devient aussitôt la possession de Jacques : « votre fiancée à trois nez », « ta petite mariée à trois nez, telle que tu la voulais ». On passe aussitôt des fiançailles au mariage, comme si l’ajout d’un nez sur le visage de Roberte pouvait vraiment déterminer Jacques à se marier.

Suivant le schéma désormais traditionnel, Jacques père souligne le silence de son fils : « Hé quoi, tu ne parles pas ? Tu ne la vois donc pas ? La voici, la voilà, la femme à ton grand goût avec ses trois nez ». Il lui reproche le fait que cette preuve ne suffise pas à le décider, et Jacques ne tarde pas à annoncer un nouveau refus, encore une fois amorcé par « Non ». Il brandit un nouvel argument cette fois, détourne de la question des nez, en disant qu’elle n’est pas assez laide, qu’elle est « même » passable, qu’il veut une femme beaucoup plus laide. Cette inversion des codes esthétiques dénonce leur importance et évoque encore une fois Yvonne, princesse de Bourgogne de Gombrowicz : le prince choisit avec joie la femme la plus laide du royaume et par ses fiançailles introduit le trouble dans la famille royale. Yvonne, par son apathie, agit comme un catalyseur et révèle toutes les névroses de la famille. On a donc là un autre cas de choix à contre-courant qui sème le trouble, un autre exemple de rébellion.

Evidemment, cette réaction suscite l’indignation de la famille, mais on ne sait encore dans quel sens, où réside l’insulte lorsque Robert père dit que c’est « intolérable » et « inadmissible ». Sa femme se sent moquée, attirée dans un piège, et il semble que l’on frôle là l’échec. Cette fois, l’offense est bien effective, elle pourrait mener à l’annulation de l’union. Jacques mère réagit à son tour et exprime comme au tout début de la pièce des sentiments extrêmement violents à l’égard de son fils : « j’aurais dû t’étrangler dans ton dernier berceau, oui, de mes mains maternelles. Ou avorter ! Ou ne pas concevoir ! ». Elle rappelle qu’elle était pourtant heureuse d’avoir un fils, et se met une nouvelle fois en posture de mater dolorosa, pleurant son fils non pour sa mort mais pour ce qu’il est. Comme un leitmotiv, les grands-parents interviennent selon les mêmes modes que précédemment, accroissant la tension générale. La question se pose alors d’une possible résolution de la situation à ce stade, alors que Jacques a réussi à provoquer colère, indignation et désespoir, déjà largement explorés depuis le début. Il semble que l’on soit là dans une impasse dramatique.

Comme dans Le Cid, se métamorphosant en Don Gomès et faisant de sa fille une nouvelle Chimène, Robert père demande des réparations, des excuses, et « un lavement total de notre honneur », mais il s’agit moins là de burlesque que de véritable tragique, à ce stade du drame. Loin de chercher à le calmer, Jacques mère gémit, en réaction à un mot, comme elle s’est émue auparavant à l’écoute du mot cœur, tandis que sa fille cherche à l’apaiser, et que Jacques père est désemparé. Ce dernier interprète le refus de Jacques comme un effet du sort, s’inscrivant lui aussi dans le registre tragique en invoquant la fatalité, l’inéluctable. Le conflit est le plus marqué dans la relation père-fils, qui invoque la psychanalyse, autant que la biographie de Ionesco, qui entretenait des relations tendues avec son propre père, autoritaire et opportuniste, qui a toujours méprisé le goût de son fils pour la littérature.

Au milieu de ce concert de lamentations, Jacques redit fermement sa pensée, comme s’il lâchait une nouvelle bombe, comme s’il rejouait la détonation, avec insolence selon Robert mère. Robert père s’adresse directement à lui, et révèle le renversement des valeurs esthétiques : « ma fille pas assez laide ? ». On entend là en creux la réaction cliché des Corses. On comprend alors que l’insulte ne réside pas dans le fait d’avoir dit que Roberte était laide, mais qu’elle ne l’était pas assez. Robert père ne renonce pas pour autant, il réagit une nouvelle fois comme un marchand, mais Robert mère, pendant ce temps, est prête à engager un conflit avec Jacques mère pour se venger, créant une cacophonie. Le dialogue gendre/beau-père se poursuit néanmoins, Jacques lui répète que Roberte n’est « pas assez moche ». La figure paternelle se dédouble pour de bon, les reproches sont multipliés par deux, comme l’emprise de Jacques père sur son fils. Robert dit avoir donné « une éducation si compliquée » à sa fille, comme si ce pouvait être là un gage de qualité. Cette indication suggère le même désir que les Jacques, de modeler l’enfant comme de la pâte entre leurs mains, de les façonner à leur manière. Mais avec Jacques, on a l’exemple d’une essence qui résiste et empêche cette formation au sens propre. En parallèle, Jacques mère manque de s’évanouir, et Jacqueline essaie de la raisonner en lui disant : « attends la fin de la scène ».

Jacques joue bien ici le rôle de catalyseur, il déchaîne lui aussi les passions, et progressivement le conflit se déplace, des parents contre lui aux parents entre eux. Robert mère insulte les Jacques, et leur adresse une accusation qui porte la marque de l’histoire récente, de la Deuxième Guerre mondiale, ravivant des conflits plus profonds et assimilant la crise à l’affrontement franco-allemand. Jacques reste impassible et continue à mettre de l’huile sur le feu en répétant : « que voulez-vous que j’y fasse, elle n’est pas assez laide ». Ce faisant, il se dit soumis à ses goûts, à l’apparence, et c’est le moyen qu’il trouve pour se dédouaner, tandis qu’il nourrit le conflit, qu’il fait surgir de nouvelles insultes et qu’il provoque de nouvelles tentatives de médiations. Son père lui dit qu’il n’y connaît rien, et Robert père lui reproche son « air photogénique ». On peut voir là une indication sur sa mine, il brandit peut-être un sourire narquois, de triomphe, tandis que tout le monde est au désespoir. En lui disant qu’il n’est pas plus malin que les autres, il suggère peut-être aussi un air de supériorité de la part de Jacques.

Celui-ci ne s’arrête pas pour autant. Il continue à semer le trouble avec plaisir, à œuvrer pour faire échouer l’affaire et faire sortir les deux familles de leurs gonds. Il va jusqu’à dire que Roberte est « même belle », ce qui est perçu comme un degré supérieur d’insulte, suivant une inversion parfaite des valeurs accordées aux adjectifs. Robert père envisage une autre hypothèse face à cette audace, il dit qu’il « bleufe », et suggère qu’il n’a aucune envie de la prendre pour épouse quelle que soit sa laideur : il le pénètre là plus avant, mais personne ne semble réagir. Cette prise de conscience déchaîne sa haine, sa femme l’arrête alors qu’il veut en venir aux mains, voire le tuer : « pas de sang entre les mains ». Les pulsions, les instincts primaires sont bien libérés, Jacques est proche du succès. Jacques père dit à son fils qu’il le « déshonore », au lieu de « déshérite », lapsus qui inverse la situation, et le conflit s’étend au-delà du fils car il « déshonore » tout le monde. Mais Jacques, impassible, répond « Bon. Tant mieux. Ça passera aussi vite », pressé que la scène s’achève.

La tension entre le père et le fils monte, Jacques père s’avance vers Jacques, indifférent à l’évanouissement de sa femme, et lui reproche de lui avoir menti et affirme « je le soupçonnais. Je ne suis pas dupe ». Il révèle ainsi que Jacques les a manipulés, qu’il en a enfin pris conscience. Jacques père s’apprête à dire à son fils la vérité, et cette annonce d’une sentence interrompt l’agitation alentour et fait revenir Jacques mère à elle-même. Son mari déclare alors que Jacques a « ignoblement » menti, « quand tu nous as déclaré sur ta conscience que tu adorais les pommes de terre au lard ». Cette révélation indique bien que l’assertion aurait dû valoir pour un engagement, qui aurait garanti la possibilité d’un mariage, et qu’elle a au contraire été un ruse, pour les pousser à bout, voire pour se débarrasser d’eux. C’est toute l’éducation de Jacques qui est alors remise en cause, depuis l’enfance, tous les soins qu’il a reçus. La prise de conscience est totale : « La réalité est bien celle-ci : tu n’aimes pas les pommes de terre au lard, tu ne les as jamais aimées. Tu ne les aimeras jamais !!! ». Jacques père comprend enfin ce qui est, mais aussi ce qui a été et ce qui sera, amplifiant sa découverte aux trois époques.

La sentence provoque la stupéfaction, l’« horreur sacrée », et on peut en prendre la mesure s’il est question de la sexualité de Jacques. Même les Robert prennent la mesure de ce qui a été dit, ce qui confirme l’hypothèse qu’il s’agit d’une métaphore, ou d’un euphémisme, pour désigner une réalité plus crue, plus douloureuse, déguisée derrière les mots, que c’est un code partagé, comme leurs valeurs. Tous réagissent donc violemment, mis à part les grands-parents. Cette révélation est redoublée par Jacques lui-même, dont la parole est en puissance. Il affirme ainsi : « Je les exècre », en allant plus loin encore dans le choix des mots, en trouvant une formule encore plus radicale que celle de son père. Démasqué, il ne joue plus la comédie, et Robert mère dit alors qu’il est un « fils dénaturé », ce que l’on peut entendre comme déviant. Jacques père voit là une révélation, alors que Jacques n’y voit pas là une information nouvelle à son sujet, expliquant « Je n’y puis rien, je suis né comme ça… J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir !… ». Il associe donc son rejet à sa nature, son essence, et soutient avoir essayé de lutter pour leur complaire. Ayant renoncé, résigné, il assume désormais l’identité qui lui est propre, et l’importance de la vérité qu’il délivre est sensible dans le fait que pour la première fois, il s’exprime en plus d’une phrase, imprégnée d’hésitations. La révélation peut se lire comme un coming out, qui résulte moins de sa lutte contre eux que de sa lutte contre lui-même, vaine.

Les Robert, ayant plus de recul sur la situation se permettent des commentaires chuchotés qui condamnent Jacques, l’assimilent à un « étranger intransigeant », qui montrent bien qu’il est perçu comme un autre, comme une altérité irréductible. Celui-ci est toujours assis dans son fauteuil, au centre du plateau, qui est rarement un point de convergence tant il se situe à l’écart, absent des dialogues. Une atmosphère « d’horreur contenue » l’entoure, Jacques est « vraiment un monstre », contrairement à Roberte aux yeux du spectateur, sa révélation confirme ce que sa famille a tenté d’étouffer tant bien que mal. Le choc est tel qu’il met fin à toute parole, qu’il est suivi d’un silence qui se substitue à tout autre réaction, impossible, et que tous sortent de la chambre sur la pointe des pieds.

La didascalie indique que Roberte, restée silencieuse pendant toute la scène, n’est pas restée pour autant indifférente, « désemparée », « découragée », « désorientée ». On ne sait pas précisément sur quoi porte sa déception, sur l’effet qu’elle n’a pas réussi à produire sur Jacques, sur le mariage qui n’a pas eu lieu… Son père la charge de monter la garde, faisant d’elle un soldat et de Jacques un prisonnier, et déclarant en creux un état de guerre, tandis que sa mère la renvoie à son tour à son mari monstrueux. Une nouvelle fois, le soin de le soumettre est remis à une femme de sa génération, et après la sœur vient la fiancée, qui obéit, désespérée, soumise à ses parents.

Les autres sortent horrifiés, murmurant, commentant à demi-mots la révélation, la redisant comme pour prendre conscience du fait, pour souligner son caractère irrévocable et incontestable. Parmi les bribes de phrases qui se laissent entendre, on saisit « ils se valent tous les deux », en tant que monstres, et du singulier on passe au pluriel qui englobe Roberte acte leur union, ils sont tous les deux accusés d’ingratitude, jusqu’à la dernière : « ils n’aiment pas les pommes de terre au lard ». Les grands-parents aussi sortent, « étrangers à l’action », parasites comiques. Roberte et Jacques se retrouvent donc seuls dans la chambre, mais ils sont épiés depuis la porte par les autres, assimilant une fois de plus l’espace à un système carcéral, ou peut-être à un laboratoire scientifique, comme s’ils assistaient à une expérience et prenaient la mesure d’une confrontation entre deux énergumènes. Jusqu’au seuil de la chambre, Ionesco les condamne en les disant grotesques.

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Jacques paraît indifférent à ce départ collectif, il garde une mine renfrognée face à Roberte, qui timidement commence à le séduire. On ne sait si elle le fait de son plein gré ou si c’est ainsi qu’elle met à exécution l’ordre de son père, comme si monter la garde signifiait combattre l’ennemi, comme si elle déployait là une nouvelle tactique – qui paraît néanmoins moins calculée que celle mise en œuvre par Jacqueline après la première rébellion.

Suivant l’exemple de ses parents, Roberte commence par se vanter, par faire sa propre promotion, en disant qu’elle est très gaie, mais avec une voix « macabre ». L’adjectif suggère une voix éteinte, comme si Roberte avait été tuée par sa famille, anéantie, réduite à un pantin sans âme, et entre en contradiction avec les qualités qu’elle se prête dans son discours. Elle loue son excentricité, peut-être sensible dans le fait qu’elle rétablit les distinctions axiologiques, entre positif et négatif, dont on ne sait de qui elles relèvent : « je suis la gaieté dans le malheur… le travail… la ruine… la désolation… ». Il se pourrait que Roberte soit aussi révolutionnaire que Jacques, ce que suggèrent les valeurs qu’elle brandit en devise : « le pain, la paix, la liberté, le deuil et la gaieté ». Néanmoins, Roberte sanglote, signalant un écart entre son propos et son attitude, entre son apparence et son être, et l’on peine à discerner ce qui relève d’elle et ce qui relève de ses parents. Elle apparaît à son tour comme un paradoxe, fondé sur un oxymore existentiel, « la détresse gaie », oxymore de celle qui n’est pas elle-même.

Face au silence de Jacques, le discours de Roberte se déplace d’elle à lui. Elle présuppose qu’il est en train de réfléchir, comme cela lui arrive parfois, devant un miroir, soit peut-être quand elle est face à elle-même, quand le masque tombe. Roberte gagne en assurance, elle s’approche de Jacques et le touche, dans le but probablement de le faire réagir, alors que Jacques reste impassible, comme s’ils jouaient à « je te tiens, tu me tiens, par la barbichette… ». Roberte redit le paradoxe qui la définit, et montre bien que l’enjeu est de savoir ce qu’ils sont, qui ils sont – même si son identification est appuyée par le discours des autres, « on m’appelait… ».

Jacques finit par intervenir mais sur la base d’une mécompréhension, entre « l’aînée » et « les nez », ce qui semble condamner leur dialogue à l’échec. Roberte le corrige avant de s’engager dans une récitation de ce qu’elle est, scandée par l’anaphore « Je suis », puis « J’ai », dont la sincérité est mise en doute par le mode litanique, bien différent de la révélation de Jacques. Roberte révèle qu’elle est faite de contradictions, et on relève notamment qu’elle est associée à la fertilité, nouvelle Déméter proches des travaux agricole. Roberte promet le bonheur à Jacques, et promeut son éducation, et on entend là le discours de ses parents, à travers celui que l’on a pu entendre des parents de Jacques. Après la mise en scène de son paraître, de ses attributs physiques, vient donc l’être, les qualités morales.

Jacques l’interrompt, comme percevant le caractère factice de cette récitation qui réactive la présence des parents sur scène, qu’il rejette. La métamorphose de Roberte est alors immédiate et radicale : elle le distingue aussitôt des « autres » et voit en lui un « être supérieur ». Elle dément donc tout ce qu’elle a dit, le décrète comme faux, révélant le masque qu’elle porte et auquel elle n’adhère pas elle non plus. Malgré cet élan de sincérité, ses intentions restent encore indistinctes à l’égard de Jacques. En ne se disant intéressé que par la vérité, Jacques relègue la comédie sociale hors de la scène, et permet la mise en place d’une nouvelle forme de dialogue qui jusque-là n’a pas pu prendre place, d’une nouvelle modalité d’échange, qui véhicule de nouvelles valeurs.

Aux courtes répliques se substituent donc des récits, ou des confidences, et Roberte raconte ainsi à Jacques un événement qu’elle a vécu, inspiré d’un rêve de Ionesco. Ce lègue de la part de l’auteur révèle sa proximité avec le personnage, son empathie, et gratifie Roberte d’une valeur positive. Ce qui amène à se demander quelle est la part de responsabilité et d’intentionnalité de Roberte dans la soumission finale de Jacques, relativement indécidable. Roberte relate donc l’histoire d’un cochon d’Inde qui se trouve au fond d’une baignoire remplie, dont le statut entre la vie et la mort est indistinct. On peut voir dans cette petite bête à poils menaçante que Roberte regarde avec une curiosité mêlée de peur une image sexuelle, à laquelle s’ajoute le motif de la conception, de l’accouchement, de la naissance. Jacques reste froid à l’écoute de ce récit qu’il identifie comme un récit de rêve, et interprète la vision comme une métaphore du cancer. L’association entre la naissance et le cancer suggère que la reproduction humaine n’est qu’une prolifération du mal dans le corps social, que Jacques la rejette donc, anticipant sur la suite de la pièce. Roberte approuve cette interprétation, scellant une proximité, une entente qui inspire confiance à Jacques, qui permet qu’ait lieu sa confession, sollicitée par Roberte.

Jacques prend alors pour la deuxième fois la parole et s’exprime à son sujet. Il révèle une certaine précocité, « lorsque je suis né, je n’avais pas loin de quatorze ans », associant l’adolescence à une naissance, ou l’inverse. Sept ans étant l’âge de raison, on pourrait associer les quatorze ans à l’âge de la métamorphose physique de l’individu, de l’enfant en adulte, ainsi qu’à la découverte de la sexualité tournée vers l’autre, et du désir. Jacques évoque une prise de conscience, mais son objet reste tu, formant un centre creux, vide : « j’ai vite compris. Je n’ai pas voulu accepter la situation. Je l’ai dit carrément. Je n’admettais pas cela ». L’affirmation d’un refus, quelle qu’en soit la cause, qu’il relève de la situation familiale ou d’un trait personnel, est donc précoce. Cette révolte existentielle, Jacques indique qu’il ne l’a pas révélée à ses parents, qu’il ne désigne qu’avec une périphrase, « ceux qui étaient là tout à l’heure », mais qu’il l’a révélée « aux autres ». Cette indication suggère un monde parallèle, un monde imaginaire, ou peut-être une communauté plus compréhensive, peut-être composée d’enfants, comme celle de Peter Pan. Ses parents avaient beau le « sentir », ils ne comprenaient pas la situation. Jacques continue et dit qu’un « on » extrêmement neutre et anonyme lui a proposé d’y porter un remède, soit d’y remédier, de le soigner, en lui promettant un changement, qui commence par celui de la décoration. Ce changement de ce qui l’entoure suggère soit une modification du milieu familial, soit un changement qui a pour but de le changer lui, suivant la théorie du milieu, à l’œuvre dans l’esthétique naturaliste sous le patronage de laquelle Ionesco place sa pièce. « On » lui a promis de modifier encore d’autres choses pour améliorer la situation, mais Jacques a formulé « d’autres critiques », pointant du doigt d’autres choses à changer dans leur mode de vie bourgeois qu’il rejette. Jacques est allé jusqu’à annoncer qu’il préférait se retirer, mais ils l’ont retenu par les sentiments, l’amour, la pitié – faisant de la situation l’alternative de celle décrite dans Les Chaises. L’éloignement, le départ, paraissaient une solution pour s’épanouir, mais ils l’en ont empêché, et ont préféré faire de nouvelles promesses de changements, suivant les nouvelles conditions imposées par Jacques. Cette idée du changement est ambivalente, elle semble partagée par les deux partis : le « on » voudrait qu’il change, alors que Jacques voudrait que ce soit eux qui changent, l’espoir est commun mais antithétique. Les mesures à prendre n’apparaissent en réalité que comme un moyen d’adapter Jacques à sa vie, de le divertir pour différer son départ ou le détourner de sa rébellion. « On » le flatte pour le garder à leurs côtés, pour le détourner de ses préoccupations. Ils l’ont ainsi amadoué avec des paysages, ce qui ne manque pas d’évoquer le lavage de cerveau donné à voir dans Orange mécanique de Kubrick, lorsqu’Alex DeLarge est forcé de regardé des images, les paupières maintenues par une machine qui lui irrigue les pupilles, dans le but de le réhabiliter dans la société de force. On peut également penser aux images proposées à ceux qui décident de se faire euthanasier dans Soleil vert de Richard Fleischer, de paysages naturels : « des sortes de prairies, des sortes de montagnes, quelques océans… ». Jacques semble étranger à ce monde, tenu à l’écart par ses parents, et il voit dans ces divers artifices des moyens de le piéger, de se laisser prendre : « Tout était truqué ». La bienveillance est relue comme un mensonge, et le reproche que son père lui a adressé se retourne contre eux, « ils m’ont menti ». La promesse était fausse, pervertie, et Ionesco suggère là un parallèle avec la métamorphose du bolchevisme, porteur d’espoir, en totalitarisme. Dans les deux cas, un sentiment de trahison détruit l’illusion d’un idéal.

Jacques demande à Roberte s’il la comprend, faisant d’elle sa confidente, exprimant par là son besoin de s’épancher, puis il poursuit : il a patienté, puis il a s’est retrouvé seul, ce qui a désamorcé sa protestation, l’a empêché de se rebeller. A nouveau, Jacques distingue ce « on » anonyme, ce « ils » sans référent des membres de sa famille : « J’ai voulu protester  il n’y avait plus personne… sauf ceux-là, que vous connaissez, qui ne comptent pas », comme si ses parents ne représentaient pas une autorité suffisante à renverser. On pourrait lire là le récit d’un engagement révolutionnaire qui a échoué, ou d’une révolution qui a échoué, ce qui est encouragé par la « promesse formelle, officielle, présidentielle ». Un enjeu politique s’ouvre peut-être là, et la démultiplication des lectures évoque un rêve, ou plutôt un cauchemar. Sa famille prendrait la forme d’un châtiment, enfermé qu’il a été avec eux. Mais la séquestration est ambigüe, onirique elle aussi : « Ils ont bouché les portes, les fenêtres avec du rien ». Ce rien renvoie peut-être à la vacuité des valeurs et des sentiments familiaux. Le fait d’avoir enlevé l’escalier ôte aussi une échappatoire par le haut, la maison – lieu intime par excellence – devient prison sans issue. La séquestration est telle qu’il ne reste que des trappes, ce qui implique une descente, un ensevelissement, vers la tombe. Jacques dit qu’il veut « absolument s’en aller », il exprime un désir de fuite qui le constitue bien en prisonnier, en être incarcéré. La fuite vers le bas, par la cave, peut se lire comme une métaphore de la sexualité, qui apparaît comme un pis-aller, une solution préférable à l’enfermement. Cette longue tirade est proche des écrits de Ionesco, notamment par la limite floue entre réalisme et onirisme, ce qui montre là encore la positivité du personnage, qui apparaît comme son double.

Roberte dit connaître les trappes, qui désignent peut-être des trous, réservés à la connaissance des femmes. Jacques envisage dès lors une possible entente entre eux, Roberte devient une alliée et non plus une épouse à rejeter, et leur union contre les parents évoque l’amitié de Peter Pan et Wendy. Roberte réinvestit de l’absurde en disant : « Ecoutez, j’ai des chevaux, des étalons, des juments, je n’ai que ça, les aimez-vous ? » Le cheval s’entend comme un animal sexuel, phallique – l’étalon – mais le terme est aussi proche de cheveux, qui peuvent aussi avoir une connotation sexuelle, qui peuvent désigner l’intimité. Jacques réclame leur histoire, et Roberte mobilise les codes de l’enfance, parlant d’un meunier (celui de la comptine), et d’une naissance. Mais l’histoire prend une tournure dramatique, les poulains sont noyés à la place des chevaux. Loin de susciter la frayeur de Jacques ce récit l’amuse, jusqu’à le faire rire. Il s’épanouit, relâche la tension, et ce premier lien tissé entre les deux personnages annonce leur union sexuelle (au XVIIe, le rire était associé à la sexualité débordante des femmes, c’est pourquoi les censeurs condamnaient les pièces de Molière). Ionesco annonce le rythme de plus en plus emballé du récit de Roberte, qui poursuit l’histoire du meunier, qui a en réalité tué son bébé. La scène est dramatique, le conte, cruel, pose la question de la paternité, de l’amour paternel qui échoue. Désespéré, le meunier tue sa femme et se pend. L’ironie tragique de l’histoire et son dénouement évoque le mythe d’Œdipe, inversé. L’histoire semble illustrer le fait que l’amour n’empêche pas le malheur. Cette mise en abyme, cette histoire dans l’intrigue, suscite le plaisir de Jacques, devenu spectateur. Son plaisir est esthétique, il relève du sublime théorisé par Burke, qui suscite terreur et pitié, lorsque le malheur est observé à une distance modérée : « Quelle erreur tragique. Sublime erreur ! »

Dans leur dialogue, les mots chien et chevaux se substituent au mot histoire, comme par métonymie, les histoires que Jacques réclame encore de Roberte. Il les dit « enivrants », et ces histoires évoquent ainsi les paysages que lui ont montré ceux qui ont voulu le détourner de sa révolte, à la nuance près que les histoires sont ici effectives, Jacques s’oublie, oublie sa colère. Roberte propose une nouvelle histoire, tout aussi tragique, aux allures cauchemardesques, celle d’un cheval enlisé, ou celle d’un cheval dans le désert. Jacques est enthousiaste, il parle de plus en plus fort, sa sortie du silence est franche, catégorique. A sa demande, Roberte dépeint donc un désert avec des maisons, où tout brûle, un monde de mort, une cité fantôme. Par rapport à la précédente, la nuance est que Jacques intervient dans ce récit, le nourrit de sa propre imagination, jusqu’à mêler sa voix à celle de Roberte pour bâtir l’histoire, et l’on peut voir là une première forme d’engagement avant l’acte sexuel. Ce monde sans vie réjouit Jacques, au point qu’il s’y projette, comme Alceste, à la fin du Misanthrope, qui veut entraîner Célimène loin du monde.

L’histoire devient encore une fois une mise en abyme, une représentation dans la représentation, surtout à partir du moment où Roberte imite le cheval en poussant des cris sexuels, « Han ! han ! han ! ». Jacques redouble bientôt son cri, et ils semblent unis dans l’acte sexuel, d’autant plus que le rythme s’emballe, que le mouvement s’intensifie, et que la jouissance et à chaque instant amplifiée. Le cheval au galop, Jacques demande en riant « Vite… la suite… Bravo… », pressé, mêlant l’oralité au plaisir sexuel de l’histoire qui le prend, au désir de savoir qui se confond avec la jouissance manifestée par le rire. Les hennissements du cheval deviennent des cris de peur, et plaisir et peur se confondent par déplacement, comme dans une association onirique, et la puissance du récit est telle qu’il prend forme sur la scène, qu’il est mis en acte, comme un fantasme : « Une crinière enflammée passe d’un bout à l’autre de la scène », indique une didascalie. Les mots prennent vie, deviennent réalité. Roberte et Jacques poursuivent, peur, douleur et feu se mêlent, comme s’unissent les deux personnages dans le récit, et le feu jaillit, de façon explicite, transparente, après les étincelles. Le mélange de douleur et d’embrasement suggère un dépucelage, mais moins celui de Roberte, que celui de Jacques, avec déplacement de l’homme à la femme par cette présence de la douleur. L’inversion est aussi lisible dans le fait que c’est Jacques qui arrête Roberte, parce qu’elle va « trop vite », souhaitant faire durer le plaisir, comme une femme. Roberte s’interrompt, sensible au fait d’avoir été appelée par son prénom, manifestant le désir d’être aimée par lui, et cet aparté suggère peut-être que tout ça n’est qu’une manipulation pour conquérir Jacques. Le rythme s’emballe encore, à la vitesse du feu, accompagné de hurlements, jusqu’au coït : « il est tout rose », « par sa peau transparente, on voit le feu brûler à l’intérieur », image du sexe masculin. Le cheval est réduit en cendres, mais il est encore audible, et l’on entend là les derniers halètements de l’acte sexuel, à la fin de toute cette métaphore filée. Cette scène évoque les commentaires d’Artaud sur la performance de Jean-Louis Barrault dans son adaptation de Tandis que j’agonise de Faulkner, intitulée Autour d’une mère : Artaud parle du comédien-metteur en scène comme d’un « cheval-centaure », lorsqu’il dresse un cheval invisible jusqu’à se confondre avec lui et offrir une véritable performance physique.

A la suite de cette séquence, Jacques a en effet soif, révélant son investissement physique dans ce récit. Il demande à Roberte de l’eau, pour éteindre le feu qui l’étreint, tout en s’exclamant devant la beauté de l’histoire, comme si ce dépucelage le réjouissait. Roberte le tutoie, tirant les conséquences de l’intimité mise en place par leur récit, et s’associe à l’eau, se substitue à elle, en se disant très humide – ce qui est encore une fois très sexuel. Après le feu, cette image est poussée à bout, elle se dit tout aquatique, semblable à une sirène qui a détourné Jacques-Ulysse de sa mission, qui l’a séduit par son chant et perdu car il ne s’est pas bouché les oreilles, ni attaché au mât de son navire. Roberte se rebaptise Elise, par homonymie avec le verbe s’enliser, et décrit son intérieur, son ventre, comme un paysage, avec des étangs, une maison, et des animaux repoussants. Elle emploie explicitement l’expression « faire l’amour », acte qui procure du bonheur, donnant un lieu à ce bonheur, en elle. Ce faisant, Roberte l’emprisonne comme une pieuvre, elle l’aspire grâce à ses tentacules – « je t’enlace de mes bras comme des couleuvres ; de mes cuisses molles » – jusqu’à ce qu’il se fonde en elle. L’absorption est violente, et apparaît comme une inversion exacte de l’accouchement. Roberte invite Jacques à rentrer en elle, à  se perdre dans ses bras, à s’enfoncer en elle, aquatique, jusqu’à ce qu’il soit englouti. Tout son corps devient une eau, une mer, qui noie le marin, comme la sirène qui l’attire par-dessus bord. La figure féminine se dissolve à son tour dans tout l’univers tout aquatique, ainsi que la voûte céleste : « Ma bouche dégoule, dégoulent mes hambes, mes épaules nues dégoulent, mes cheveux dégoulent, tout dégoule, coule, tout dégoule, le ciel dégoule, les étoiles coulent, dégoulent, goulent… ». Jacques, loin d’être effrayé, est en extase, perdu, dépersonnalisé dans le désir et le plaisir, éloigné de lui-même.

La scène topique de dépucelage, largement introduite par leur récit à deux voix et suivie de cette thématique aquatique, évoque celle du page disgracié dans le roman de Tristan L’Hermite :

Je m’étais retiré dans ma chambre après lui avoir rendu ce bon office, lorsque sa femme me vint tirer par le bras, et sans me donner le loisir de reprendre mon pourpoint, me ramena avec un flambeau dans la ruelle de son lit. Je ne la suivis que par force, et ne savais ce qu’elle voulait de moi, quand elle s’assit sur le bord du lit, et tirant de dessous un grand pot plein de vin, elle m’invita d’en remplir la navire, qui était à terre auprès d’elle. Je lui fis beaucoup de signes du peu d’envie que j’avais de boire : mais elle ne se contenta pas de cela, elle remplit la tasse, et me montrant qu’elle allait boire à ma santé, elle n’en laissa pas une goûte. Puis elle m’équipa le même vaisseau, afin que je le conduisisse de pareille sorte ; la main lui tremblait si fort en me le présentant, qu’elle répandit une partie du vin qu’elle me voulait faire boire ; mais j’avais si peu d’amour pour cette liqueur, que je ne me pouvais résoudre à boire le reste. Et comme j’étais en cette peine, et que j’avais déjà la tasse à la bouche pour prendre à contre cœur cette médecine, je m’aperçus d’une belle occasion pour m’en exempter ; c’est que l’Anglaise tourna la tête du côté qu’était son mari, pour voir s’il dormait profondément. Je pris ce temps avec adresse pour verser doucement le vin sur mon épaule aimant mieux que ma chemise en fut tachée, que mon estomac en fut offensé. Ma Bacchante ne s’aperçut pas de cette ruse, et comme transportée de je ne sais quelle fureur, me mit les deux mains dans les cheveux, et m’approchant la tête de son visage me fit un hoquet au nez, qui ne me fut point agréable. Je m’efforçai de m’en dépêtrer, mais elle me tenait si fort qu’il ne fut pas possible, et là-dessus il lui prit un certain mal de cœur qui déshonora toute ma tête, tout le vin qu’elle avait bu lui sortit tout à coup de la bouche, et je ne pus faire autre chose que baisser un peu le front pour sauver mon visage de ce déluge. J’eus les cheveux tout trempés de cet orage, et l’horreur que cet accident m’apporta me fit faire un si grand effort pour me sauver des mains de cette insensée, qu’elle fut contrainte de quitter prise. Le souvenir de cette vilaine action me fit le lendemain tenir sur mes gardes, pour éviter les occasions de me rencontrer seul avec cette belle impudente ; mais elle-même mieux avisée, lorsque son vin fut évacué, me donna bientôt conseil de sortir tout à fait de la maison.

Vient alors la scène du « cha… », introduite par Roberte, qui le vouvoie à nouveau. Elle veut le mettre à l’aise, comme une courtisane, semblant vouloir engager pour de bon l’acte physique. Roberte demande à Jacques ce qu’il porte sur la tête, et celui-ci entreprend de lui faire deviner. Il introduit là un jeu amoureux, dans lequel le plaisir de jouer avec le langage est proche du plaisir né de la chair, et les connotations sexuelles ne manque pas. Jacques propose donc une charade, mais les définitions qu’il propose pour faire deviner les mots sont transparentes, explicites. Le jeu est donc fondé sur le pur plaisir d’établir un dialogue, la pure gratuité d’un échange fait de questions et de réponses fluides. Progressivement le jeu dérive, il ne s’agit plus de dire chapeau mais de décliner la première syllabe. Les règles changent, et les réponses finissent par correspondre aux indices donnés, donnant à voir une harmonie, un dialogue fluide des âmes, une proximité des deux personnages. Roberte révèle à Jacques qu’elle a beaucoup de chats chez elle, disant peut-être à demi-mots qu’elle a du désir pour lui. Jacques finit quant à lui par enlever son chapeau, révélant ses cheveux verts. Il évoque un extra-terrestre, ou un bonhomme aquatique, aux cheveux d’algues : il avait donc en lui de l’étrangeté propre à Roberte, jusque-là dissimulée.

A la suite de ce jeu, un langage d’amour a été trouvé, dans lequel, comme dans celui des Schtroumpfs, tous les mots sont remplacés par chat ou par des dérivés. Jacques la déclare comme sa femme en disant : « Ma chatte, ma châtelaine », alliant la sexualité et le pouvoir. Cette invasion du terme dans le discours fait entendre l’invasion du désir et du plaisir dans leur relation. Roberte apprend donc à Jacques ce langage d’amour, réjoui, et le ramène aux plaisirs les plus simples, le sommeil et la nourriture, jusqu’à unir leurs deux noms, « Chat, chat », et sceller leur union.

La dernière arme qu’il reste à Roberte dans sa tentative de séduction est sa main gauche (celle du mariage) à neufs doigts – presque le double ! – au moment où Jacques constate que cette nouvelle forme de langage empêche toute forme de discussion, et donc de rébellion : « Ce n’est même plus la peine… ». Cette phrase elle-même est interrompue par la vue de la main, qui fait un effet immédiat à Jacques : « Oh ! vous avez neufs doigts à votre main gauche ? Vous êtes riche, je me marie avec vous… ». La logique parentale du nombre comme marque de richesse est totalement intégrée, et Jacques annonce en prime qu’il se marie, soumis, perdu dans le désir et l’amour, ramené aux valeurs et aux souhaits de ses parents. Roberte reste jusqu’au bout ambivalente, confidente capable de l’entendre et de le comprendre ou manipulatrice formée par ses parents, et l’avenir du couple reste ainsi incertain.

La déclaration de Jacques est redoublée par son geste : il l’enlace et embrasse ses nez, mais leur intimité est violée par les regardeurs, qui se tiennent toujours sur le seul de la pièce, même s’ils se sont fait oubliés tout le long de cette scène – à la lecture du moins – ce qui rend ce resurgissement d’autant plus violent. Leurs deux familles entrent en dansant, exprimant leur joie, avant de former une ronde autour des fiancés, qui associe leur danse à un rituel chamanique, amorcé par la chanson du grand-père. Les deux amants restent enlacés, non perturbés par ce qui arrive, situés dans un monde à part, indifférents au reste. Là s’arrêtent leur prestation, ce qui laisse la suite de leur relation totalement ouverte. Les parents expriment pendant ce temps des signes silencieux de joie, grotesques, ils s’accroupissent comme les amants, tandis que les grands-parents se trouvent encore en décalage. Ionesco indique que cette scène doit provoquer le malaise, la honte, et non le rire, avec l’obscurité progressive dans laquelle est plongée la scène et les bruits de plus en plus animaux des adultes. L’étrange envahit la scène, qui prend la forme d’un cauchemar, non interrompu par le réveil mais par le noir.

La dernière image donne à voir Roberte, enfouie dans sa robe, seule sur scène. Elle invite à relire l’ensemble de la pièce de son point de vue, comme un cauchemar, ou un rêve, l’expression d’un fantasme, qui serait celui de soumettre un fiancé réticent à la veille de ses fiançailles. Cette ultime vision produit l’effet d’une chute, comme dans une nouvelle, selon le motif classique du réveil en sursaut qui dément tout ce qui précède. Les non-sens et les absurdités trouveraient leur place dans cette perspective onirique. Roberte a un rôle croissant dans la pièce, passive avant d’être active et avant même de couronner l’action, de réussir là où les autres ont échoué – succès dû à ce qu’elle est, à son être, et non à son paraître. Roberte exprimerait là le rêve de princesse, de la jeune fille qui veut se marier et être aimée pour ce qu’elle est. Un deuxième point de vue est donc possible après celui de Jacques, la perspective est déplacée in extremis, ce qui ouvre largement les possibilités d’interprétation, ce qui fait de Roberte une victime au même titre que Jacques, avec la même sympathie de la part de Ionesco.

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