« Metamorphosis » d’après Ovide à Chaillot

David Bobée et Kirill Serebrennikov expérimentent dans Metamorphosis l’universalité de l’œuvre d’Ovide, de l’Antiquité à 2014 et du latin au russe. Ils ne proposent pas sur scène une relecture contemporaine des Métamorphoses mais se servent plutôt du filtre qui vient des spectateurs eux-mêmes pour nourrir leur spectacle. En racontant avec simplicité quelques mythes, ils mettent en valeur leur force, leur autosuffisance presque, mais en y ajoutant l’énergie communicative des seize acteurs du Studio 7 de Moscou.

David-Bobee-Kirill-Serebrennikov-Metamorphosis_largeUn être s’adresse aux dieux car sa métamorphose n’a été que partielle. Il n’est ni homme ni animal, mais une créature rejetée des humains encore dotée de conscience et de parole. Il demande à Jupiter non pas de lui rendre sa forme première mais au contraire d’achever la métamorphose. Pour rompre le charme, une énigme lui a été soumise : Jupiter a trois coupes, l’une dans laquelle se trouve le bien, une autre dans laquelle se trouve le mal, et il lui faut deviner ce qui se trouve dans la dernière. Sa première réponse, pleine d’espoir, est la miséricorde.

Cette question est posée en prologue, et elle reviendra à intervalles réguliers jusqu’à la fin du spectacle, avec des propositions variées qui disent chacune un état d’esprit, plus ou moins pessimiste. Cet homme qui incarne à lui seul le chaos, l’indistinction première entre la mer et la terre, sert de fil rouge à l’ensemble composé par Valery Pecheykin. Entre l’homme et l’animal, il est aussi celui qui s’adresse aux dieux et qui tente de comprendre les multiples mythes qui sont racontés sur scène, qui suscite presque leur récit. C’est encore lui qui semble à l’origine de la scénographie, apocalyptique : le plateau donne à voir une décharge, figurée par trois voitures cabossées de tous les côtés, des tas de papiers et de plastiques, parmi lesquels l’être cherche de quoi manger.

Metamorphosis - Bobée 2A cette image initiale du chaos succèdent une forte musique et une chorégraphie qui amène chaque personnage à crier son nom et à demander le droit de raconter son histoire, à exprimer le désir de se faire entendre. Dans ce cadre se rejouent alors les mythes les plus tragiques et les plus beaux. Ovide est lui aussi incarné, il annonce d’emblée son immortalité au travers de son œuvre – sa métamorphose à lui – et il joue les metteurs en scène. Il annonce d’abord l’histoire de Myrrha, puis celle d’Orphée et Eurydice, et encore celle d’Icare et Dédale, d’ici une heure. Une fois l’ordre réglé, un régime plus intime peut se mettre en place. Dans une voiture, un homme raconte l’amour désespéré de Myrrha pour son père. Une caméra saisit son visage, projeté sur le fond de la scène dans des couleurs chaudes. A ses côtés, apparaît celui de Myrrha, prêté par une jeune femme, et leurs traits numériques s’unissent et se confondent dans un baiser incestueux.

Une transition discrète mène à Orphée et Eurydice, incarnés par un nouveau couple de comédiens. Tandis qu’Orphée raconte son histoire, l’ombre d’Eurydice qui lui échappe se démultiplie à l’arrière-plan. Mais lorsqu’il remonte des Enfers en n’ayant soin de ne pas se retourner, suivi par Eurydice, le mythe prend une nouvelle tournure. Orphée lui demande quel est le sens de sa mort quand il reste autour de lui tant de photos, de vidéos et de traces d’elle sur terre. Il se retourne, et loin de s’effrayer de son geste, l’assume : il rejette Eurydice en lui disant que c’est son angoisse qu’il recherche plus encore que son épouse perdue, que sa peine est ce qui le fait chanter. En quelques phrases seulement, le comédien propose une relecture du mythe, sans pour autant la creuser, restant ainsi au plus près d’Ovide et n’entamant pas la puissance de la suggestion.

Metamorphosis - DBDe nombreuses histoires sont ainsi déroulées : celles de Midas, de Sisyphe, de Dédale et Icare, de Pygmalion, de Procné et Philomèle, de Pan et Apollon, de Narcisse ou encore de Tirésias. Le rapport au texte d’Ovide est très humble, il s’agit autant de raconter que d’incarner et de jouer, pour laisser les récits agir et faire place à l’émotion, aussi condensés soient-ils. L’effet de catalogue est atténué par quelques reprises, avec la réapparition de la créature chaotique, mais aussi avec Orphée, de sa remontée des Enfers à sa mort, ou de Midas. L’or que crée ce dernier, transformé en peinture noire, noir pétrole, n’est que la première partie de son histoire. Viennent ensuite ses oreilles d’âne, après le concours entre Pan et Apollon. Les effets de relecture ne sont pas systématiques mais ils sont puissants : Tirésias apparaît ainsi comme une drag queen, et Sisyphe comme un homme profondément heureux du sort qui lui a été infligé aux Enfers. A cela s’ajoutent des effets de recul et de mises à distance qui viennent mettre en valeur le jeu scénique et la fabrication du spectacle.

D’un mythe à l’autre, la transition se fait la plupart du temps en danse. Autour du couple qui s’est avancé se réunit l’ensemble du groupe, dont les membres sont chaque fois plus assimilés à des personnages. Dans le clair-obscur qui domine l’ensemble du spectacle, la masse l’emporte chaque fois sur le singulier, se le réapproprie avant de livrer un autre récit. Les voitures abandonnées qui structurent l’espace deviennent des endroits sur lesquels s’asseoir, se lever, sauter ou danser, et même si la chair lutte avec la tôle, une certaine harmonie se met en place. A leur tour, les plastiques et les papiers deviennent plumes d’oiseau et vagues, animés par les comédiens ou un souffle puissant.

Metamorphosis - DBobéeFace à la diversité des mythes invoqués, l’esthétique scénique est unique, uniforme, et non destinée, comme les personnages qui l’habitent, à se métamorphoser. Le texte a parfois la capacité de la transcender, mais sa noirceur reste bien présente et éclipse les falaises, les bois et les rivières d’Ovide. Malgré sa relative pauvreté, de très belles images surgissent, en grande partie grâce à la structure métallique qui sert de fond à la scène. Narcisse se trouve ainsi en apesanteur, à la recherche de lui-même, et l’Enfer prend la forme saisissante d’un trou noir rempli de corps mouvants. Les comédiens sont aussi danseurs, et leurs aptitudes physiques sont largement exploitées sur scène, ce qui contribue à rendre l’énergie dégagée par le spectacle presque palpable.

L’œuvre d’Ovide est moins l’objet d’une relecture, simplement esquissée, que d’une lecture dans un cadre rock’n’roll qui souligne la violence des histoires racontées et leur force encore actuelle. Les artistes du Studio 7 sont une troupe et la cohésion du groupe est perceptible et touchante. Le spectacle suscite plaisir, émotion et réflexion, non pas tant parce qu’il donne à entendre un texte immense, que parce que les jeunes comédiens se le réapproprient et s’expriment à travers lui, trouvent une voix grâce à ces mythes.

F. pour Inferno

Pour en savoir plus sur « Metamorphosis », rendez-vous sur le site du Théâtre national de Chaillot.

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