« Chevaleresses » de Nolwenn Le Doth au Théâtre des Carmes – les yeux grand grand ouverts

Il faut le bouche-à-oreille d’Avignon et la convergence unanime de plusieurs avis pour convaincre d’aller voir un seul-en-scène autobiographique qui aborde un thème grave – l’inceste – dès 10 heures du matin au Théâtre des Carmes. Il peut arriver qu’une telle démarche donne l’impression de prendre en otage en convoquant uniquement le sentiment et en congédiant tout appréciation d’ordre esthétique. Il paraîtrait que ce n’est pas le cas de Chevaleresses, de la compagnie Francine et Joséphine, que le consensus ne repose pas uniquement sur le silence que brise Nolwenn Le Doth à partir de sa propre histoire. Qu’il y a bien un geste d’ordre artistique qui explique que tout le monde s’accorde à dire que le spectacle est à voir. Le bouche-à-oreille, qui parfois entraîne des déceptions à force de gonfler les attentes, s’avère d’une justesse renversante : il est absolument nécessaire de poursuivre le mouvement dont il entoure ce spectacle, magnifique et bouleversant.

Un rythme lancinant accompagne le public qui s’installe en salle jusqu’au tout dernier rang du balcon du théâtre, comble. Le rythme s’intensifie et dissipe les bavardages, avant de laisser place à une voix, en hauteur sur le plateau. Au loin, derrière un voile translucide, dans un k-way aux couleurs vintage, Nolwenn le Doth commence : « On est là ! ». Là au départ d’une course de vélos, elle sur le petit bleu avec lequel elle a appris à en faire. Elle est la seule fille et la plus petite du groupe, au sein duquel se trouve son grand frère qu’elle adore. Elle s’élance à toute allure, prend la tête du peloton et… freine avec le frein droit, ce qui l’entraîne dans un soleil spectaculaire. La chute brutale met fin au prologue.

L’actrice, également autrice de ce texte, vient au-devant du voile, sur le plateau nu. Elle l’occupe d’emblée avec Kate Bush, coups de poings et de pieds envoyés à un adversaire invisible. Sans transition – et il n’y en aura jamais, d’une séquence à une autre –, elle nous raconte ensuite son baptême, alors qu’elle est encore un bébé, entourée de ses parents, ses oncles et tantes, son grand frère, et le prêtre qui officie. Derrière le voile, est alors éclairé un chœur de femmes – particulièrement grand, le 14 juillet, jour choisi par le collectif Les Puissantes pour organiser une série d’actions autour du spectacle sur la lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Ce chœur avignonnais, composé de nombreuses femmes dont les silhouettes paraissent légèrement déformées par des accessoires, est le chœur amateur Arteteca. Il interprète des chants sans paroles, composés de syllabes qui ne forment pas de mots mais dont les sonorités contribuent à donner une couleur bretonne au récit, ponctué des surnoms du père et de la mère, Tadig et Mammig.

Le baptême prend la forme d’un adoubement : le bébé n’est alors pas conscient, mais l’adulte fait remonter l’origine de son identité chevaleresse à ce moment. Elle substitue donc aux gestes du rite catholique ceux qui nous sont parvenus de l’âge médiéval. Un volte-face, un changement de lumière, une métamorphose dans la posture et nous voilà encore ailleurs. Il apparaît d’emblée que Nolwenn Le Doth maîtrise parfaitement les codes du seul-en-scène, et qu’elle convertit ses contraintes en appuis de jeu. Elle tresse ainsi dès les premières minutes du spectacle les coups de téléphone à sa sœur ou aux représentants de la justice pour raconter le combat judiciaire dans lequel elle s’est lancée pour être reconnue comme victime de violences sexuelles et de viol de la part de son grand frère ; les grands événements de la vie familiale qui permettent de reconstituer son enfance brisée – anniversaire, Noël, galette des rois… ou les batailles de boules de neige et les parties d’échecs qui n’en sont pas tout à fait ; des émissions de télé-réalité qui posent des mots très clairs et introduisent des statistiques au sujet de l’inceste, là où le récit, par pudeur et poésie, fonctionne par métaphores ; la voix de la culpabilité, de la honte, de la menace, de la destruction, qui soumet douloureusement le corps ; ou encore la difficile construction à l’âge adulte, une fois l’enfance dépassée, les relations amoureuses torturées et la tentation de l’alcool.

Ce n’est pas un témoignage dont il s’agit. Ni non plus d’un récit. C’est d’une œuvre d’art, inspirée de la réalité. Une œuvre qui s’efforce de trouver la juste distance à ce qui est dit et au public auquel elle s’adresse – cette justesse dans la distance, c’est sans doute là la plus grande qualité du spectacle, parmi d’autres nombreuses. Cette dimension artistique se manifeste très vite dans le rythme soigneusement pensé, le ménagement de pauses et d’éclats, l’introduction de musiques pop qui décantent pour quelques minutes l’intensité du récit, le tissage de métaphores qui se complexifient progressivement pour faire entrevoir tous les paradoxes de l’inceste sans tomber dans l’obscène ou dans l’analyse froide. L’armure que revêt fièrement l’enfant-chevaleresse, le cheval qu’elle enfourche, son épée qui dépasse paraissent pendant longtemps des attributs positifs de guerrière. Mais à force de voir la métaphore creusée d’une scène à l’autre, on comprend que l’armure est un blindage, un refoulement qui menace le corps qu’elle est supposée protéger, et qu’il faudrait peut-être au contraire s’en défaire. Cet exemple, qui constitue l’un des fils rouges du spectacle, n’est que le plus emblématique de cette manière de raconter qui mobilise tous les registres pour aborder ce sujet qui concerne potentiellement une partie du public (11% de la population française a été victime d’inceste selon les derniers sondages IPSOS, statistique que paraît confirmer des visages baignés de larmes à la sortie du spectacle).

La puissance extraordinaire de l’actrice, qui saisit dès les premières minutes, se manifeste ensuite à chaque nouvelle séquence et dans toutes les dimensions du spectacle. Dans l’écriture, tranchante, qui métabolise le traumatisme par la poésie mais qui n’est jamais affectée, qui ne verse jamais dans la complaisance. Dans le corps, constamment mobilisé, qui fait cohabiter sur le plateau plusieurs forces contradictoires alors que Nolwenn Le Doth se livre à des combats, des danses ou des numéros clownesques pour distinguer différentes instances dans les émissions télévisées qu’elle parodie. Dans la place accordée au chœur, ni utilitaire, ni superficielle. Si un noir les fait parfois oublier pendant plusieurs séquences, les femmes qui le composent accompagnent ce récit qui charrie beaucoup de souffrances d’une présente bienveillante, que des lumières chaudes surlignent à plusieurs reprises. Dans les chants sans paroles qu’elles interprètent, on les entendrait presque entonner l’hymne féministe du MLF, Debout les femmes. Quand elles ne chantent pas, qu’elles regardent simplement, les mains sur les genoux, elles apparaissent comme la preuve tangible d’une sororité qui aide à la reconstruction.

Dans ce spectacle, une enfance traumatique et un combat éreintant avec la justice pendant plusieurs années – de 2018 à 2021 – se trouvent mués en œuvre d’art. Nolwenn Le Doth a remarquablement réussi l’opération difficile à laquelle aspirent beaucoup d’artistes qui se servent de leur vie comme d’un matériau pour leur art, mais qui ne trouvent pas toujours le juste endroit d’émotion à mobiliser et à transmettre. Chevaleresses est une œuvre bouleversante mais aussi puissante, qui en appelle à un nouvel ordre social. « Patriarchy is over », écrit en lettres de paillettes le collectif #metoothéâtre à la fin de leur spectacle, Les Histrionniques. Nolwenn Le Doth formule ce même vœu au moment de conclure qu’elle appartient à une génération désenchantée, fille de parents qui ont maintenu en place un système aujourd’hui sérieusement ébranlé. On y croit, profondément, et ce spectacle contribue pleinement à cet ébranlement, par sa force et par le soin mis en place de mobiliser des associations spécialisées à chaque représentation pour accueillir la parole des personnes du public qui en auraient besoin.

F.

 

Pour en savoir plus sur Chevaleresses, rendez-vous sur le site du Théâtre des Carmes.

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