Aria da capo, spectacle de Séverine Chavrier créé en 2020, est en tournée cette année. Sa longévité interroge car son ambition était de rendre compte de la vie de quatre adolescents destinés à une carrière de musicien professionnel. Entre temps, leur projet s’est affermi et ils sont devenus de jeunes adultes. Le caractère éphémère du projet de départ qu’accuse le passage du temps aurait pu être atténué par le fait qu’importent moins à la metteuse en scène leur parcours, leur formation ou leurs ambitions que leurs préoccupations hors de la musique – les relations sexuelles, pour l’essentiel. Cependant, c’est tout l’inverse. En quatre ans, on prend la mesure des questions que soulèvent leurs propos, et le spectacle apparaît moins comme une ode à la jeunesse, comme on nous le promet, qu’une preuve de l’enracinement de la culture du viol dans notre société.
Le temps d’un passage au noir, quatre figures apparaissent sur le plateau qui était vide pendant notre entrée en salle, autour du piano situé à cour ou au centre. Quatre figures recouvertes de masques qui lissent les traits, les neutralisent, donnent aux corps l’allure de poupées géantes. L’enfance est encore suggérée par des ballons de couleur qui flottent au-dessus du plateau, qui plus tard exploseront en lâchant une pluie de confettis. Une toile descend des cintres et devient écran : sur elle est projetée l’image d’autres figures qui semblent issues d’Ils nous ont oublié, l’adaptation de La Plâtrière de Thomas Bernhard qu’a réalisée Séverine Chavrier en 2022. Les corps sont cette fois vieillis par des masques qui déforment les traits, racontent dans leurs plis grumeleux le travail, la fatigue, l’alcool, le mauvais caractère. Les mêmes instruments sont manipulés derrière l’écran, et cette succession de scènes invite à envisager l’adolescence qui va être représentée comme un écartèlement entre l’enfance et la vieillesse, sans transition.
Après cette séance filmée en direct, l’écran repart dans les hauteurs et ramène aux deux espaces qui structurent la scénographie, constitués de vitres en plexiglas plus ou moins texturées derrière lesquelles ont été entreposés des matelas, des caméras et un autre piano à jardin. Allongés l’un à côté de l’autre, deux garçons se racontent leurs derniers exploits avec les filles – exploits qui n’ont franchement rien de glorieux. Ils expriment leur désir de jeunes filles, pour le dire beaucoup plus élégamment qu’eux, car eux ne pensent qu’à les tringler, selon leurs termes, même celui prétendument « sentimental », adjectif dont Guilain se sert pour se moquer de son camarade. La feuille de salle indique : « Texte : Guilain Desenclos, Adèle Joulin, Areski Moreira ». Victor Gadin mis à part, le plus jeune du quatuor, ces trois-là sont donc à l’origine des dialogues, mot qui paraît démesuré pour caractériser ces échanges qui reproduisent de manière littérale ce que peuvent se dire entre eux des jeunes. Aucun travail de la langue, aucune mise à distance stylistique ou critique ne se manifeste, il s’agit de restituer un morceau de réalité cru – et en l’occurrence, franchement cru.
La scène est longue et difficile à supporter dans le contexte du procès Mazan et alors que le nouveau programme pour l’éducation à la sexualité est débattu ces jours-ci. On se demande à quel moment Séverine Chavrier et ces jeunes ont pu envisager le laisser en l’état, quatre ans plus tard, comment ne leur est pas apparue la nécessité de retravailler le matériau d’origine, dans un sens ou un autre. Et ce questionnement ne se dissipe pas, car les discussions de ce type reviennent de manière récurrente jusqu’à la fin, que les remarques problématiques des garçons sur les filles qu’ils côtoient se multiplient, même quand Guilain finit par tomber amoureux. Adèle dira à un moment que « c’est un peu limite » lorsque ses camarades suggèrent qu’elle chine à tout va, mais ils ne s’arrêtent pas pour autant, et quand ils la chercheront pendant une partie de cache-cache, ils diront de manière très décomplexée : « Adèle, où es-tu ? montre-toi, on va te violer ! ». Ils ont beau rire, prétende jouer, ils reconduisent tranquillement les mécanismes de la culture du viol sans jamais mettre à distance leur propos, les commenter, les questionner.
Pour contrebalancer, il ne suffit pas que ces jeunes aient d’autres fois des discussions intéressantes ou amusantes sur les grandes artistes qui les occupent toute la journée, si présents dans leur vie qu’un continuum s’établit entre leurs dragues et les pièces qu’ils travaillent ou les biographies des musiciens qu’ils étudient. Il ne suffit pas non plus qu’ils se montrent doués du point de vue musical, avec leur instrument de prédilection mais pas seulement. On finit presque par les confondre, car tous quatre ont au moins deux talents : le violon et le piano, le piano et le chant, le basson et le piano, etc. Ils jouent, ils chantent, et ils habitent le plateau avec la même aisance – alors même que ce plateau est si complexe, composé de plusieurs espaces et déstructuré par la vidéo qui les démultiplie encore, projetée sur plusieurs écrans en même temps. Ils jouent, filment ou se filment, et sont parfois aussi les vieux croûtons du début qui resurgissent à plusieurs reprises comme des fantômes et semblent les acculer au travail. L’ensemble constitue une partition extrêmement sophistiquée qu’ils doivent exécuter avec précision pour suivre la trame complexe du spectacle.
La crudité des propos qu’ils tiennent dérange d’autant plus que la construction d’ensemble manifeste une grande virtuosité. Bien loin de suivre un cours linéaire ou chronologique, Chavrier monte et démonte tous les matériaux qu’elle brasse, crée des enchaînements dont la logique nous échappe. Le titre du spectacle, « Aria da capo », air que l’on reprend du début, pourrait suggérer un motif structurant de répétition, mais il est difficile d’en identifier un capable de nous rendre maître de la composition, simplement signalée par deux intertitres, « Part. I », « Part. II ». C’est peut-être parce que la metteuse en scène a elle-même une formation musicale qu’elle peut ainsi brouiller aussi singulièrement les cartes et nous soumettre à l’autorité de la caméra, des dialogues et des visions. Si écriture il y a, c’est dans cette dramaturgie, et dans son accompagnement sonore continu, accompagnement composé de multiples strates, de multiples registres, qui colore, suggère ou parfois sature les actions effectuées sur scène.
Il est dès lors difficile de parler autrement de ce spectacle que tout à trac. Il y a donc des dialogues entre des jeunes – on l’a évoqué –, plus souvent à deux ou trois qu’à quatre. Des scènes filmées, avec ou sans masques, qui tendent à peupler la scène, à démultiplier la présence des quatre et nous à faire perdre nos repères. Des moments musicaux pendant lesquels ils jouent de leur instrument ou d’un autre, de façon sérieuse ou dérisoire, solennelle ou ironique, jusqu’à un vrai quatuor à la fin. Des archives sonores qui ne sont hélas jamais référencées, qui font entendre des voix de vieux musiciens auxquels on attribue des traits aussi effrayants que ceux des masques des jeunes, qui font peser le poids de certaines injonctions et qui suggèrent que la musique classique est quelque chose qui fait immédiatement vieillir, qui laissent à penser que c’est peut-être pour contrer cette accélération du temps que ces jeunes se montrent si dérisoirement jeunes, seulement obsédés par le sexe.
On ne peut reprocher à ce spectacle d’être complaisant : il ne s’agit pas de cultiver le mythe de la vocation, de souligner le caractère exigeant des formations que suivent ces jeunes, de faire l’éloge de leur ténacité et de leur ambition. Séverine Chavrier s’appesantit plutôt sur leurs propos qu’ils croient inoffensifs, leur bêtise parfois douce, leur amitié. Mais paradoxalement elle ne dégage aucun avenir pour cette jeunesse qui a souffert du confinement, qui paraît guettée par l’ennui et la langueur, et parfois même tentée par l’autodestruction. On a beau les pressentir talentueux, ce n’est pas ça que la metteuse en scène veut nous montrer, son plateau n’est pas celui de l’école des fans. Le résultat est une vision assez étriquée de la jeunesse, assez inquiétante aussi dans la reproduction littérale de ses fantasmes de possession et de domination, une vision assez sombre que ne vient pas compenser le tableau final, alors qu’un fond bleu illumine l’ensemble du plateau enfin dégagé et qu’un morceau est cette fois entièrement interprété à quatre.
F.
Pour en savoir plus sur Aria da capo, rendez-vous sur le site de la Comédie de Reims.