Deux après la reprise d’Home – morceaux de nature en ruine, magnifique spectacle sur le grand âge performé par des trentenaires, le T2G permet les retrouvailles avec le travail de Magrit Coulon, qui a collaboré avec Bogdan Kikena pour Toutes les villes détruites se ressemblent. En cette fin de saison, le théâtre accueille ce spectacle non dans l’une de ses salles, mais dans le hall qui les distribue, à l’étage. Un gradin y a été installé pour le public, qui se trouve immergé dans le Musée européen de la mémoire et de la destruction, pour une réflexion à fleur de peau sur… la mémoire et la destruction.
Le public se masse en haut de l’escalier, jusqu’à ce qu’on le laisse entrer dans l’endroit où il patiente d’ordinaire. Le spectacle nous devance ainsi et nous prend de court en nous invitant à prendre place face à deux personnes à l’uniforme identique, assises sur des chaises. Elles attendent qu’on s’installe, puis nous attendons à notre tour que le spectacle commence. Ce n’est pas un passage au noir qui met fin aux bavardages, mais le simple fait que la femme se lève pour un instant puis se rassied. Il ne se passe rien de plus par rapport aux minutes si particulières qui précèdent le spectacle, mais notre perception de la scène improvisée est soudainement différente : l’attente des deux silhouettes décuple la nôtre désormais, et en même temps, elle la comble.
En attendant, Godot ou un autre, on prend le temps de mieux observer tout ce qui est offert à notre regard : les postures symétriques des deux individus, leur uniforme – pantalon gris et polo vert boutonné jusqu’au cou –, leurs regards vers l’horloge qui surligne le passage littéral du temps, puis le lieu. Le bâtiment conçu par l’architecte Louis Brossard apparaît ici comme un white cube. Des murs blancs, des portes blanches qui mènent en temps normal aux salles, et, au niveau des néons blancs, une coursive qui mène à l’étage jamais remarquée jusque-là, qui servira de décor à un numéro d’opérette imprévisible. Après ce tour d’horizon, on revient aux deux présences qui regardent au-delà de nous, retirent délicatement des bouloches de leur pantalon, s’étirent discrètement les doigts ou se risquent à s’incliner légèrement sur leurs genoux.
La parole fait brutalement irruption, solennelle, lapidaire, grave. Elle esquisse progressivement les traits d’une situation : ceux que l’on devinait des gardiens de musée sont plutôt des guides-conférenciers, qui travaillent dans un musée itinérant, le MEMED, ou Musée européen de la mémoire et de la destruction. Maya, qui a l’ascendant, renvoie Pascal rameuter des visiteurs dans les rues et le métro de Gennevilliers, armé d’un ampli à roulettes. Seule, préoccupée, le visage toujours sérieux, elle en vient à s’entraîner pour une éventuelle visite guidée. Tout près de nous mais sans nous voir, elle commence à voix très basse, puis débite son topo en testant différents rythmes et de nouvelles intonations, anticipant les réactions produites par sa performance – ce qui donne lieu à un spectacle franchement comique.
En accéléré et sans faire cas de notre présence, Maya nous présente ce fameux musée itinérant, qui existe depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, mais dont les premières pièces datent de 450 après JC, et qui est passé par les plus grandes capitales – avant de se perdre dans quantités de villes mineures dont le nom est une variante du radical ville (Villerville, Trouville, Aubervilliers, Villeurbanne, etc.). Ces pièces sont exposées dans une première salle, au-delà de la porte du fond dont on n’aperçoit que l’embrasure. Puis le musée comprend une salle immersive, sur le côté, qui permet de faire l’expérience de la destruction. La visite s’achève avec des récits à écouter face à la galerie de cire des bourreaux les plus célèbres de l’histoire européenne – sans qui ce musée n’existerait pas, précise-t-elle ! Ces statues de cire grandeur nature, c’est le public qui les figure, et ce rôle qui nous est confié malgré nous donne sens à ce regard entre-deux des personnages, qui nous voient sans nous voir, actent notre présence mais voient d’autres visages dans les nôtres.
Pascal revient bredouille et trouve Maya en train de danser. Alors qu’il est heureux de la rejoindre dans son mouvement, elle se rend compte de son retour et arrête brutalement la musique, furieuse d’avoir été surprise dans ce moment de relâche et d’intimité. Le tour très formel de leurs échanges reprend, ponctué de leurs allers-retours respectifs et de monologues intérieurs, diffusés par des enceintes mais auxquels ils accordent gestes et mimiques. Cette dissociation redouble l’observation entomologique de leurs corps et de leurs visages. Depuis le début, le dénuement total de l’espace et la précision chorégraphique de leurs regards et de leurs mouvements rendent attentifs aux moindres tressautements de bouche, de sourcil ou de tempe, qui prennent sens et racontent les émotions qu’ils brident tant qu’ils peuvent.
Malgré leurs efforts, le découragement, puis le désespoir s’installent progressivement. La parole s’impose plus nettement et les deux êtres s’interrogent sur le sens de leur musée et de leur mission de préservation de la mémoire. Au départ, le slogan « Plus jamais ça ! » donnait sens à la conservation de la destruction. Le présent dément cependant chaque jour cette utopie, et aucun mémorial ne semble capable de faire barrage à la guerre et la haine. Pascal est d’ailleurs le premier à envisager le retour en masse des nazis, complètement traumatisé par les camps de concentration qu’il liste et désormais suspicieux dès que son monde déraille un peu. C’est d’ailleurs cette lubie qui le dénoncera, quand il reviendra déguisé et moustaché pour faire croire à Maya qu’un visiteur passionné d’histoire réclame une visite du musée, alors qu’elle est profondément découragée. Quand elle le démasque, il s’engage dans une grande tirade sur la libération de la mémoire et de l’histoire à la faveur du présent et de l’avenir, et encourage à oublier pour se libérer, à défaut d’avoir réussi à se prémunir en se souvenant. Ce discours, qui va à l’encontre des politiques institutionnelles et de la tendance à la commémoration, déstabilise en même temps qu’il dégage un horizon lumineux.
Les entrées et sorties rythment les échanges des deux personnages, de même que celle d’un troisième qui viendra déposer un colis pour le MEMED, qui progressivement s’humanise. L’acronyme prend désormais la forme d’un être familier mais croulant, que Pascal et Maya s’efforcent de maintenir en vie tant bien que mal mais qui est lui-même menacé de ruine. L’arrivée de ce colis vient remettre en question l’européocentrisme qui paraissait un impensé du topo de Maya. Il nous semblait bien que des dictateurs manquaient à la galerie, et qu’il ne suffisait pas seulement de mentionner l’Ukraine pour renvoyer aux guerres présentes. Si les gardiens du MEMED disent qu’ils ne peuvent pas accueillir toutes les guerres et les destructions du monde, parce que c’en est trop, cette irruption réajuste la focale et confirme la pertinence de la réflexion menée par Magrit Coulon et Bogdan Kikena.
Comme dans Home, se dégage une incroyable délicatesse de cette proposition. Les artistes abordent une nouvelle fois un sujet grave, mais comme en l’effleurant. Cela ne signifie pas que leur travail est superficiel. Au contraire, le livret distribué à l’issue du spectacle laisse comme la dernière fois entrevoir l’ampleur des inspirations, des lectures et des réflexions à l’origine de cette proposition extrêmement pudique, qui ne donne pas à voir la destruction dont nos quotidiens sont saturés d’images qui fascinent, tout particulièrement quand elles sont esthétisées. Cette délicatesse très profonde est le fruit d’une écriture économe, qui laisse pleine place au silence et au corps, du jeu à fleur de peau de Maya Lombard et Pascal Jamault appuyé sur notre présence translucide, et d’une adaptation à l’espace choisi et à la ville du théâtre qui ancre profondément dans le présent. Elle est enfin le fruit d’une grande maîtrise du langage théâtral, que confirme la pirouette finale, grâce à laquelle tout se termine en laissant le destin du MEMED en suspens de manière très élégante, achevant de nous démontrer qu’un regard suffit à nous faire comprendre que c’est fini, et ainsi nous faire prendre conscience de notre capacité à déchiffrer les corps et les émotions, par-delà l’anesthésie sensible que causent les ruines.
F.
Pour en savoir plus sur Toutes les villes détruites se ressemblent, rendez-vous sur le site du T2G.