« Makbeth » du Munstrum Théâtre à la Comédie de Reims – cauchemar horrifique

La grande salle de la Comédie de Reims est comble jusqu’au deuxième balcon pour Makbeth du Munstrum Théâtre, une compagnie à l’esthétique extrêmement singulière entre autres caractérisée par des ambiances crépusculaires et par l’usage de masques et de prothèses qui déforment les corps humains. Après des textes de Copi et de Mayenburg, Louis Arene et Lionel Lingelser, à la tête du Munstrum, s’attaquent cette fois à une tragédie de Shakespeare, la plus sombre. Mais ils annoncent d’emblée une adaptation en remplaçant le « c » par un « k » et en indiquant « d’après ». Ces indices congédient la lettre du texte, mais aussi un geste de mise en scène qui serait fondé sur une dramaturgie chargée de déplier les strates de l’œuvre pour en offrir une relecture. Le Munstrum livre une interprétation visuelle et plastique de la pièce, qui donne naissance à des images aussi spectaculaires que cauchemardesques.

Après l’ouverture des rideaux, on distingue dans la pénombre de la scène des monticules au sol. De l’un d’eux émerge un corps planté la tête en bas avec les bras et jambes en l’air – corps sans doute mort mais qui défie les lois de la gravité, qui place le plateau sous le sceau de l’irréel et du fantasmatique. Ce corps en habits militaires n’attire pas même le regard des soldats qui passent et repassent depuis les coulisses et désignent l’espace comme un champ de bataille. Lumières, musiques et fumées rythment le ballet impressionnant des innombrables silhouettes qui traversent la scène en courant ou s’effondrent. C’est la guerre, comme dans une grosse production américaine, mais avec des explosions depuis les coulisses, des bras amputés et des fils rouges qui disent le sang qui gicle. Mais ce sont toutes les guerres : il y a des grenades, des fusils, des rangers, ainsi que, dans le mouvement incessant des corps, des heaumes de chevalier, ou des casques de gaulois ou de romains.

La vision saisissante, plus comique que tragique par ces détails, s’impose à l’orée du spectacle et devient aussitôt mémorable. On aura vu, sur scène, la guerre. Les codes de représentation évoquent le cinéma, mais le rythme de la séquence et sa métamorphose continuelle, qui lui permet de durer, lui donnent une singularité proprement théâtrale, et on ne se lasse pas de ce ballet qui permet de se raconter quantité de chose. Le mouvement s’apaise avec l’arrivée d’un roi monstrueux, au ventre protubérant, qui porte des claquettes et siège sur un trône hissé sur un caddie de supermarché. Duncan, le bon roi de Shakespeare, est ici un descendant d’Ubu, un roi cruel, vulgaire, capricieux, qui demande à être diverti par les blagues potaches du Fou de Makbeth qui le reçoit dans son château pour fêter la victoire sur le champ de bataille.

L’ensemble des costumes brouille les pistes, l’ancrage spatio-temporel de la pièce n’est pas clair. Pour commencer, tous les êtres apparaissent ici comme des avortons : les traits sont lissés par un masque qui ne laisse apparaître que la bouche et fait disparaître les plis au coin des yeux, les rides du front, la singularité des nez, l’implantation et le mouvement des cheveux – l’effet de révélation est saisissant quand on découvre les visages de ces corps, aux saluts. En attendant, ces individus semblent appartenir à une humanité 2.0 abîmée par les polluants éternels, un simulacre d’humanité. À ce stade, les genres ne sont plus une catégorie discriminante. Lady Makbeth, qui implore « désexez-moi » (dans la traduction de François-Victor Hugo), est un être queer, perché sur hauts talons, et qui, quoiqu’attiré par la haute couture comme toutes les Lady Macbeth, s’improvise une robe à crinoline dans une tente Quechua. Autour d’elle, les invités de Makbeth devenu roi sont des punk qui s’effraient de la peur que suscitent chez lui des visions mais qui ne s’embarrassent d’aucun protocole. Il semble que le pouvoir pour lequel se battent Makbeth, Banquo et les autres n’est pas celui des hautes sphères, mais celui des bas-fonds.

Les masques permettent de faire apparaître de nombreux personnages de la pièce, autour du couple Macbeth et des conseillers de Duncan. La compagnie ne lésine pas non plus sur les moyens scénographiques et donne à voir l’assassinat de Duncan dans sa chambre, avec force geysers de sang, l’assassinat de Banquo alors que Fléance est caché dans une trappe et épargné par le Fou, ou l’assassinat de Lady Macduff et ses enfants, lui aussi sanguinolant. La bande s’amuse à représenter l’horreur de manière potache, et les masques induisent un jeu marionettique qui sert cet humour, une expressivité très grande des corps qui réagissent de toutes leurs extrémités aux moindres provocations. De manière assez inattendue, la première scène des sorcières qui annoncent à Makbeth qu’il sera « général » puis roi n’est pas l’occasion d’une démonstration de force, du point de vue scénique. Une seule sort de terre et délivre la prophétie. En revanche, quand Makbeth les convoque lui-même pour connaître son sort, on assiste à une scène extraordinaire où les sorcières se démultiplient et engloutissent Makbeth, avant de le recracher nu comme un ver – une scène d’horreur, digne de Stranger Things, mais au théâtre. L’artisanat de cet art, par ailleurs régulièrement exhibé, disparaît ici et laisse place à la fascination pure.

Du point de vue dramaturgique, les partis-pris sont tranchés. Là où il y a ambiguïté, potentiel doute, nécessaire interprétation, Louis Arene et Kevin Keiss coupent à la serpe. Ce faisant, ils referment le texte et le réorientent volontiers – on n’est pas là pour faire du jus de cerveau, nous dit le Fou, le plus shakespearien de tous, qui vient narguer les universitaires qui s’offusqueraient de leurs vulgarités et qui annonce : « you are not au bout de vos peines ! ». L’enjeu de cette mise en scène n’est pas de faire toucher du doigt les questions vertigineuses contenues dans le texte mais de puiser en lui des visions d’horreur et de tenter de les traduire sur scène. Le sang que Makbeth n’arrive pas à faire partir de ses mains prend ainsi des proportions spectaculaires : il finit plongé par les pieds dans une matière rouge visqueuse qui lui colle à la peau et qui goutte inlassablement sous lui en dessinant des fils de cire (on pense alors à l’équipe costumes et au travail considérable qu’implique l’usage de cette matière, en plus de tout le faux sang qui précède son apparition).

Makbeth apparaît comme le cauchemar de Macbeth, un cauchemar qui gomme les traits des visages, oublie quelques scènes et restitue la pièce dans un langage cru. Mais un cauchemar qui ménage des ruptures de registre et vire souvent au comique : au milieu du chaos, le rire est provoqué à de nombreuses reprises. Le Munstrum ne raconte pas la tétanie ou l’épuisement de l’effort intellectuel devant l’horreur ; il prône plutôt la capacité à la tourner en dérision, à la dompter pour la mettre à distance, à défaut de pouvoir y remédier. L’expérience n’arme pas pour traverser notre époque, mais elle purge par le rire, le temps d’une soirée.

F.

 

Pour en savoir plus sur Makbeth, rendez-vous sur le site de la Comédie de Reims.

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