« Que ta volonté soit Kin » de Sinzo Aanza, mis en scène par Aristide Tanagda, à l’Odéon – anti-épopée

Alors que le Festival d’Avignon a lancé son coup d’envoi il y a quelques jours, les saisons théâtrales, largement perturbées cette année, se terminent ici et là. Le Théâtre de l’Odéon clôt ainsi l’année avec Que ta volonté soit Kin, texte de l’artiste congolais Sinzo Aanza créé en 2018 par Aristide Tanagda, metteur en scène burkinabé qui dirige les Récréatrâles, grand festival de théâtre panafricain. La scénographie, le texte et les acteurs transportent le temps d’une soirée à Kinshasa, « Kin », plus grande ville d’Afrique située près du fleuve Congo. Avant de se laisser embarquer, un souvenir s’impose au moment de la découverte du plateau, celui de Shéda, spectacle de Dieudonné Niangouna, metteur en scène lui aussi congolais et autre figure majeure du théâtre africain régulièrement invitée en France. Mais alors que Niangouna offrait un spectacle épique dans la Carrière de Boulbon en 2013, Aanza et Tarnagda assument à l’inverse une anti-épopée.

La scénographie de Shéda donnait à voir un village tout entier. Celle de Que ta volonté soit Kin, à peine un bout de rue. De la création du spectacle en plein air, dans les rues de Ouagadougou, aux Ateliers Berthier, ce bout de rue a été reconstitué avec force détails. Au loin, une maison basse orange, aux murs fissurés, percés de quelques fenêtres obstruées par des persiennes qui protègent du soleil. Au-dessus et autour, diverses plantes, notamment un bananier. Cette maison ne constitue cependant qu’un arrière-plan. Elle est en partie masquée par un mur de parpaing usé, même un peu détruit par endroits. Devant, des déchets, des bouteilles en verre vides ou remplies, des gobelets, des chaises en plastique, un banc, deux tables, une structure en métal surmontée d’un lampadaire, des pneus superposés qui servent de tabourets ou de fauteuils, une bicyclette qui fait des tours. Ce pourrait être un terrain vague, mais c’est en réalité une rue. Plus précisément, l’avenue de la Libération, à Kinshasa, renommée six ou sept fois au gré de l’histoire. Une histoire si marquée par les guerres que les tragédies s’annulent à force de se multiplier, que le poète renonce à en faire le récit trop abondant. Plutôt que de raconter l’histoire, il se tourne vers ceux qui y ont survécu malgré eux, les errants.

Dans cet espace, se trouvent un musicien, qui joue de la guitare ou des percussions, une femme qui lave son linge et l’étend énergiquement, des hommes qui discutent, se battent, boivent, prêchent, prennent les femmes en plein jour, pissent, se chahutent les uns les autres ou rigolent. Ils parlent une langue au sonorités parfois familières, mais qu’on ne connaît pas. Pendant quelques minutes, la musique, les sons d’Hughes Germain qui étendent l’espace bien au-delà de la scène, les voix, la scénographie, les lumières de Mohamed Kaboré qui disent la chaleur en pleine nuit, transportent, emmènent ailleurs, loin. Le murmure indéchiffrable, qui pourtant dit tant, est interrompu par une femme, Lily. Elle annonce : « Il était une fois ». Il était une fois une jeune fille – en retrait jusqu’ici –, une jeune fille quelconque, qui s’ennuie. La narratrice bute à plusieurs reprises. Comment raconter l’ordinaire ? comment raconter l’ennui ? Elle est surtout interrompue par les autres, qui raniment l’énergie de départ, qui s’invectivent, se soûlent, se jettent les uns sur les autres, avant de retomber retombent dans la langueur. Lily recommence. Cette fois c’est une coupure d’électricité qui met en déroute son récit – la première de nombreuses coupures. La lumière revient, mais le récit ne reprend pas tout de suite, ou est encore dévié, alors que la formule initiale, « il était une fois », et l’adresse directe de Lily à la salle semblaient le point de départ d’une grande fresque.

Il apparaît assez rapidement que c’est tout l’inverse qui nous attend. Le récit de Lily n’a pas de direction précise, il n’est pas vectorisé, déterminé par un point d’arrivée défini. Les êtres qui se trouvent là ont des vies qui ne trouvent pas leur place dans l’histoire nationale et qui n’ont pas de quoi être transformées en légende. La seule chose qui pourrait les transfigurer, c’est la religion. De nombreuses réminiscences bibliques l’évoquent, mais les bouts d’évangiles sont transfigurés, et Kin, la ville, a remplacé Dieu comme le suggère le titre du spectacle.

Quoique l’entreprise paraisse compromise, Lily s’évertue à créer une légende pour Sophie, pour l’extraire de son ennui, littéralement mortel. Elle s’en sent capable car Florence (paix à son âme) lui a appris à raconter des histoires, à jouer des rôles même, pour obtenir des pièces ou des faveurs. Mais Lily peine à mener son récit, et le fait qu’elle ne croie pas en l’amour y est peut-être pour quelque chose ! Sophie l’aide un peu, elle partage son rêve, se laisse porter par lui – celui de retrouver Michel, l’amant idéal, mort. Un capitaine venu déclarer que la rue n’est pas la propriété de ceux qui l’habitent devient le support de ce rêve. Lily cherche à convaincre Pilate qu’il est Michel. Michel accepte, se dédouble, se détriple. La légende prend presque.

Malgré les envolées de Lily, malgré les envolées de Sophie, les coupures de courant, les sirènes de police, les prêches loufoques ponctués d’Alléluia et d’Amen, les leçons de sagesse du vieux de la bande, les blagues des uns, les chants du musicien repris en chœur, empêchent une histoire de s’écrire, de se substituer à une réalité figée, paralysée, sans espoir – mais pas désespérée. La légende ne réussit pas à se substituer à l’épopée manquante, le récit est rongé par l’histoire trop pesante qui précède et les destins individuels condamnés par un avenir inenvisageable, réduit à quelques marques de vêtements. Lily déplore qu’il n’y ait même pas de faits divers ou de crimes remarquables dans cette ville, qui pourraient l’inspirer. Ne reste que la parole, la langue, qui à défaut de raconter, « vous plante tout un monde dans l’oreille » comme le dit le metteur en scène. Restent la musique de Nkuanga Daddy Mboko, les corps vibrants de désir et des rythmes de la rumba, des instants de poésie dissociés de toute narration. Ces instants s’étirent, puis disparaissent, des fulgurances, des étoiles filantes dans la nuit – et l’on pressent assez tôt que tout se terminera dans une coupure d’électricité, au même endroit ou presque qu’au départ.

Le metteur en scène immerge dans un espace remarquablement tangible grâce à la scénographie et aux sons qui l’amplifient, et y offre le spectacle déroutant de la dissolution des repères narratifs, incapables de dire le réel ; de la dilution du temps, qui paraît extraordinairement étiré ; mais aussi de la vibration des corps, qui ne cessent de se mouvoir, même quand le passé et l’avenir sont aussi impossibles à affronter l’un que l’autre ; des inflexions des voix, qui ne cessent de parler, qui passent d’une langue à l’autre, de la parole au chant, de la réalité au rêve, pour survivre, ou vivre.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Que ta volonté soit Kin », rendez-vous sur le site du Théâtre de l’Odéon.

 

Related Posts

None found