Nous campons sur les rives est né de la rencontre d’un metteur en scène, d’un acteur et d’un auteur, Mathieu Riboulet. Ce dernier est mort l’an dernier, et les titres de ses œuvres semblent autant de promesses. Au hasard, on peut citer Quelqu’un s’approche, Le Regard de la source, Les Âmes inachevées, Deux larmes dans un peu d’eau, Prendre dates, Lisières du corps, Entre les deux il n’y a rien… Cet auteur-penseur a été invité à écrire un texte pour le Banquet du livre, événement littéraire et philosophique organisé chaque année dans le sud de la France, à Lagrasse. Patrick Boucheron, historien, lui a commandé un texte finalement intitulé Nous campons sur les rives. Hubert Colas reprend ce titre pour son spectacle, présenté dans le Planétarium des Amandiers, alors qu’il convoque également sur scène un chapitre de Lisières du corps, « Dimanche Cologne ». Pour ces deux textes, il réunit deux acteurs, aux registres de jeu très différents, qui exposent deux façons de penser notre présence au monde dans le contexte d’urgence, de dilution des frontières et d’inquiétude qui caractérise notre époque.
Trois lourdes tables occupent la scène. Un homme est assis à l’une d’elle, et un autre traverse le plateau et passe devant le premier. L’emploi de micros rend incertaine la source d’émission de la première voix qui s’élève. Mais on comprend rapidement que celui qui passe ne fait que passer, et que celui qui parle est celui qui est assis, le plus vieux, Frédéric Leidgens. Une émotion d’emblée débordante, incompréhensible, déroute au départ, fait achopper et empêche de commencer ensemble. Il faut la précision et la percussion du texte énoncé pour se laisser rattraper. L’acteur porte la voix d’un homme qui partage son expérience de la vie, un de ceux qui ont vécu et qui livrent modestement un enseignement à qui veut bien les écouter. Mais cet homme est aussi un homme qui écrit, qui envisage au gré de ses pensées plusieurs œuvres qu’il n’écrira pas. Le thème de la leçon qu’il partage aujourd’hui est aussi simple que salutaire : être ici. Etre là où l’indique le curseur de géolocalisation, et pleinement là. Apprendre à être où l’on est.
Pour penser le moyen d’une présence pleine au monde, l’homme invite à ses côtés le souvenir d’un voisin sédentaire et Tchekhov : un Henri Bagnard, dont on pourrait écrire une « Vie » en imitant le titre d’une œuvre de Stendhal, plus ébranlé par la tempête de 1999 que par le 11 septembre 2001, et Astrov, le personnage d’Oncle Vania qui recense le monde qui l’entoure avec ses cartes pour s’empêcher de rêver à Moscou. L’un et l’autre invitent à préférer l’ici à l’ailleurs pour se protéger de l’inquiétude, de l’angoisse, du vertige que provoque le monde dans lequel on vit. Préférer l’ici, s’ancrer dans le local plutôt qu’aspirer au voyage, retrouver une stabilité à partir de soi, à partir d’une échelle humaine qui se limite à ce qui est tangible. En creux, à l’arrière-plan, comme les images de ville qui sont projetées en fond de scène le suggèrent, des gratte-ciels anonymes aux lumières allumées dans la nuit, c’est désapprendre le multitasking qui fait croire que l’on est partout mais empêche d’être nulle part, c’est délaisser l’information continue, immédiate, internationale et non-hiérarchisée qui entraîne dans un non-lieu, qui fait perdre pied, paralyse ou oblige au refoulement de l’angoisse pour pouvoir continuer à vivre, tant bien que mal. Cette leçon d’être-là résonne d’autant plus fortement que de nombreuses phrases renvoient à notre présence irréductible face aux acteurs, que le théâtre est indirectement réaffirmé comme l’un des rares refuges où trouver le moyen d’être pleinement là, présents à nous-mêmes et aux autres, dans nos quotidiens effrénés.
Frédéric Leidgens entraine dans le cheminement de cette pensée qui saisit par sa justesse avant de se retirer pour prendre la place qu’occupait celui qui ne faisait que passer, assis sur une table sur le côté de la scène. S’avance alors Thierry Raynaud, l’autre, qui n’a fait qu’écouter jusqu’ici. Dès son apparition, il impose d’emblée un autre tempo, une autre voix, un autre corps à nos sens. Sa langue est heurtée, son corps possédé lorsqu’il danse avec sa propre ombre. Comme au début du spectacle, une espèce de surplus maintient à distance, suscite un léger mouvement de rejet – avant que le texte, à nouveau, se déploie et embarque. Pas de leçon cette fois, mais une fiction, ou du moins un récit. Un dimanche à Cologne, dans le plus grand sauna gay d’Europe. Le narrateur raconte une rencontre, plein de rencontres, des recoins, des corps emmêlés, un cliquetis, et une osmose inattendue. La langue brûle, s’emballe, perd le fil pour mieux le retrouver, décrit sans s’attarder car il faut avancer et vite cerner l’impression qui passe, capter la joie profonde de l’instant – nouvelle réminiscence de Stendhal.
Progressivement, le récit construit le spectacle en diptyque en mettant le premier texte en résonance, par contrastes et contrepoints. A la tentation du repli, de l’ancrage, s’oppose celle de la dispersion, de l’évanouissement dans le plaisir, de la dissolution des limites de soi dans la rencontre de l’autre, la consommation de drogues, la reconnexion avec une pulsion de vie aussi vibrante que destructrice. La voie explorée est radicalement opposée à la première, mais elle apparaît comme une autre réponse possible au même état de crise du monde, à la même angoisse. La différence d’âge des deux acteurs suggère que ces deux postures antithétiques sont celles de deux générations différentes, mais leur confrontation révèle que malgré tout ce qui les sépare, elles sont en réalité bien plus proches qu’elles ne le croient l’une de l’autre.
La pensée vagabonde parmi ces mots énoncés, presque indépendamment des corps, des voix, et des quelques images projetées ici ou là. La prédominance des textes de Riboulet est à la fois la force et la faiblesse de ce spectacle. L’inclination profonde que les artistes laissent entrevoir face à son œuvre semble avoir empêché de s’en emparer pleinement. Tout ce qui est proposé au plateau – jeu, scénographie, lumières, images vidéo – vient autour, ne réussit pas à se constituer comme un ensemble capable de donner lieu à une œuvre nouvelle. C’est d’autant plus regrettable qu’il y a une vraie pertinence à amener ces deux textes sur scène, qui désignent une nouvelle fois le théâtre comme un endroit où occuper le monde, où retrouver une place, en étant présent au présent tout en trouvant le moyen de se dissoudre dans l’autre.
F.
Pour en savoir plus sur « Nous campons sur les rives », rendez-vous sur le site du Théâtre Nanterre-Amandiers.