En marge des mises en scènes des œuvres du répertoire, la Comédie-Française s’essaie régulièrement à quelques incursions dans le monde contemporain, sollicitant de nouvelles écritures. A l’origine de Forums, se trouve ainsi un projet de Maël Piriou exhumé par Jeanne Herry, artiste polyvalente qui semble réussir dans tout ce qu’elle entreprend, que ce soit au théâtre, en littérature ou au cinéma. L’an dernier, elle a fait parler d’elle avec Pupille, film récompensé par plusieurs César. Après avoir amené la lumière sur les enfants abandonnés à la naissance et les processus d’adoption, elle aborde avec son spectacle un autre pan de notre réalité laissé dans l’ombre : les forums en ligne. L’objet apparaît d’emblée comme un défi pour le théâtre, tenu de représenter et d’incarner un monde virtuel. Si ce genre de gageure peut l’amener à se renouveler, voire à se surpasser, un tel sujet est loin de ne soulever que des problèmes artistiques. La question qui aurait dû guider Jeanne Herry dans ce travail aurait dû être : comment penser cette réalité étrange, qui met mal à l’aise, voire qui déprime sur le monde dans lequel on vit.
Le titre du spectacle est au pluriel. Le « s » éloigne ainsi le souvenir du forum antique, place publique sur laquelle se réunissent les citoyens romains pour rendre la justice ou discuter des grandes orientations économiques et politiques de la ville. La définition du terme d’origine est néanmoins rappelée dans le programme – à la nuance près qu’au terme de « citoyens » est substitué celui de « peuple ». La précision est pourtant d’importance : tout le monde n’avait pas part au débat public dans la Rome antique, les femmes, les étrangers et les esclaves en étaient exclus. Quand internet a envahi notre vie quotidienne à partir des années 1990, le terme de forum a connu un élargissement sémantique lorsqu’il a été employé pour désigner un espace public virtuel d’échange, où chacun peut prendre la parole et s’exprimer. Sur les forums en ligne, quiconque peut se connecter à internet n’a en effet qu’à se créer un pseudonyme pour intervenir dans un débat, poser une question sur un sujet précis, ou nourrir un dialogue.
Ce chacun – et cette mise en perspective manque au spectacle – a pourtant rapidement perdu de son universalité. Si les forums sont ouverts à tous, tout le monde ne s’y rend pas, ne les « pratique » pas. Les forums sont devenus le reflet d’une certaine partie de notre société, dont on peut se risquer à dire qu’elle est majoritairement modeste, peu cultivée, et sensible aux extrêmes politiques. Parmi le public de la Comédie-Française, il y a gros à parier qu’aucun des spectateurs n’est actif sur un forum. Dans le meilleur des cas, il tombe dessus par hasard, au détour d’une recherche internet, mais il ne va sûrement pas jusqu’à se créer un pseudonyme pour poser une question ou apporter une réponse.
La question devenue célèbre, postée sur Doctissimo : « je suis enceinte, j’ai peur que mon bébé tombe enceinte si je refais l’amour, qu’en pensez-vous ? », et la réponse, plus mémorable encore : « seulement si c’est une fille je crois », reprise au début du spectacle, donne une idée de la teneur des échanges que l’on peut trouver sur les forums. Les trois auteurs réunis par Jeanne Herry, Patrick Goujon, Hélène Grémillon et Maël Piriou, par leurs écritures documentées, nous rappelles qu’il n’y a pas que des questions de ce type qui animent les fils de conversations. Elles sont parfois plus précises – comme celles qu’échange cette communauté rassemblée par l’urticaire –, plus graves – comme cette mère qui avoue battre son enfant et qui demande de l’aide –, ou plus légères – comme cet homme qui recueille un moineau et cherche des conseils pour le nourrir. Mais le débat ne vole jamais bien haut. Chaque discussion a même plutôt tendance à tourner court et à prouver la justesse de la loi énoncée par Godwin, « Plus une discussion en ligne dure, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Adolf Hitler s’approche de 1 ».
Les auteurs n’essaient d’ailleurs pas de maquiller la réalité pour la rendre moins laide, et rendent compte de l’islamophobie, du sexisme ou des agressions gratuites qui inondent ces étendues virtuelles. Le visage presque toujours fermé de Julie Sicard, quel que soit le personnage qu’elle incarne parmi la quinzaine qui lui reviennent, illustre bien cette violence de principe, là où le principe d’origine est la solidarité. Son expression révèle aussi les limites de ce projet du point de vue du jeu. Le caractère écrit de ce qui se dit sur scène est constamment rappelé, par des formulations boîteuses, des abréviations restituées comme telles (slt, tkt, qqn…) ou des smileys qui sont décrits en quelques mots (« smiley cocotier », « smiley empathique », « smiley mort de rire »). Un tel texte fige les sept acteurs réunis dans une posture déclamatoire. Ils tentent de compenser la distance de l’écrit et la froideur du monde virtuel par des regards, ou des gestes, mais c’est aller à contre-courant du projet. Une voie est néanmoins esquissée qui permettrait de réinvestir de l’émotion sans tomber dans le mimétisme primaire, lorsque Claire de La Rüe du Can et Elissa Alloula disent à deux voix le mea culpa d’une jeune fille qui voudrait effacer un message qu’elle a publié deux ans auparavant, et qui, à défaut de pouvoir le faire, « reprend » tous ses mensonges. La choralité alors mise en place est bien plus subtile et sensible que la répartition des voix adoptée le reste du temps, chargée de souligner le caractère cacophonique de ces espaces de dialogue – qui, précisément, peinent à mettre en place de vrais dialogues.
Le parti-pris de départ de Jeanne Herry était de ne pas montrer un seul écran sur le plateau. On ne verra en effet que deux portables, à un moment où le spectacle s’émancipe du projet initial : « que les situations ne puissent s’incarner que sur un forum ». Au cours d’une scène écrite en montage parallèle, nettement plus marquante que les autres, les auteurs réunis cèdent à la tentation de la fiction, et imaginent les interférences que créent la vie virtuelle dans la vie réelle, alors qu’un couple compense le manque réciproque par des discussions en ligne. Pour le reste, il s’agit donc de figurer de manière métaphorique le monde irreprésentable d’Internet. Au début du spectacle, une grande structure métallique obstrue le plateau, dans laquelle différentes « fenêtres » s’ouvrent grâce à des rideaux et des pans coulissants, qui laissent apparaître des personnages pour indiquer qu’ils se connectent et publient un message, sur tel ou tel forum. Après ce premier temps, la scénographie ne cesse d’évoluer dans le sens d’un approfondissement progressif. Elle reste néanmoins centrale, chargée de figurer l’infigurable. Des grappes de manteaux que les acteurs empilent sur leurs épaules avant de former un tas avec – souvenir de l’installation de Christian Boltanski, Monumenta – permettra de suggérer que des dizaines de personnes différentes interviennent dans un fil de conversation qui tourne à la foire d’empoigne. D’autres images un peu moins évocatrices seront encore créées, qui permettront de structurer la scène et de combler le manque de spectacularité de cette matière avant tout écrite.
Plus que les sentiments de surface que suscitent les histoires racontées sur scène, ce qui accroche au départ, c’est la fascination qu’exercent les forums pour ceux qui portent sur eux un regard distancé. Les artistes mettent en valeur les paradoxes nombreux qui caractérisent cette pratique, dont le plus grand est le fait que l’anonymat, ou le pseudonymat, autorise un épanchement des secrets les plus enfouis – aveux coupables, exhibition de l’intimité, libération de pulsions destructrices, expression de fantasmes malsains… Sur les forums, il est possible de dire tout ce qui reste tu dans la vie réelle. Plus encore, le filtre qui régule nos relations sociales disparaît, et tout ce qui s’y écrit devient rapidement excessif et sans nuance. Ce monde virtuel apparaît finalement comme un envers de notre société, une face sombre, qui correspond à son subconscient, voire à son inconscient.
La curiosité première laisse rapidement place à un sentiment de profonde dépression. Les quelques marques de solidarité qui traversent ces contrées ne suffisent pas à nous faire croire en la bonté de la race humaine. Face à tant de solitude, de misère, d’ignorance et d’agressivité, on ne peut que se sentir désemparé. La metteure en scène et les auteurs entendaient contrer l’angoisse avec l’humour, mais le rire déclenché relève plutôt de la moquerie, mêlée à de la condescendance – sentiments que pouvaient susciter les épisodes de l’émission belge Strip-tease. Maël Piriou assume pleinement le caractère voyeuriste de son écriture au départ, mais les artistes semblent négliger le malaise qu’il peut susciter. Le spectacle offre le reflet d’un monde malade, et une belle et peu crédible histoire de migrant érythréen qui progressivement se tisse ne suffit pas à nous rendre espoir.
F.
Pour en savoir plus sur « Forums », rendez-vous sur le site de la Comédie-Française.