« Pavillon noir » des collectifs OS’O et Traverse au 104 – la scène à l’abordage du web

Au 104, centre culturel et artistique du 19earrondissement, se déroule depuis mi-janvier le Festival « Les Singuliers », qui a pour vocation de réunir « des artistes singuliers, des formes plurielles », dont les spectacles sont en effet caractérisés par l’hybridation des formes. C’est dans ce contexte qu’est accueilli Pavillon noir, œuvre créée l’année dernière par deux collectifs de jeunes artistes, les acteurs d’OS’O (« On s’organise »), issus de l’Ecole supérieure de théâtre de Bordeaux, et les jeunes auteurs de Traverse. Les premiers ont commandé aux seconds un texte parlant du deep webou du freedom web, ambivalence terminologique qui d’emblée place au cœur du débat suscité par ces revers de l’internet, qui se constituent en arme à double tranchant capable de contrôler l’individu autant que d’émanciper la société. Ensemble, les deux collectifs proposent une réflexion en acte sur ce sujet, avec pour contrainte de départ le refus d’utiliser sur scène les technologies qu’ils désignent.

Au-delà de la question de la présence d’écrans ou de smartphones sur scène, celle de la représentation se révèle la problématique centrale de ce spectacle, qui entend parler de réalités irreprésentables, telles que le bitcoin, les métadonnées, les fuites de données personnelles, les virus informatiques et autres formes de piratage qui mettent à l’épreuve notre façon d’être au monde, qui abolissent les notions d’espace et de temps, qui affectent le palpable et le mesurable… en un mot le sensible.

Pour rendre compte de ce caractère irréel du numérique, au sens de ce qui semble se dérouler dans un autre monde, les artistes réunis pour ce projet ramènent à l’IRL (« in real life »), à l’humain. Passant de Rennes à la Russie, de la Syrie aux Etats-Unis dans un même cadre lumineux dessiné au sol, imitant ainsi avec le théâtre la capacité du web à abolir les distances, ils évoquent en effet des personnages aux destins tragiques nés de la toile – non pas celle de Pénélope mais celle du web. Ce sont Bassel Khartabil, hacker syrien qui veut sauver Palmyre de l’oubli en la recréant de manière virtuelle ; Ross Ulbricht, fondateur de la Route des Soies, site de vente de drogue en ligne ; ou Alexandra Elbakyan, étudiante kazakhe qui a créé une bibliothèque scientifique libre d’accès à partir d’articles piratés. Leurs histoires sont évoquées le temps d’une scène qui s’appesantit ou au cours de plusieurs disséminées de façon à tisser un fil rouge dans cette dramaturgie qui imite ce qu’elle décrit, fondée sur le zapping, ou plutôt le scrolling, le raccourci du « ctrl-Tab » qui permet de passer une fenêtre à l’autre, le multitasking qui permet d’utiliser deux applications en même temps, ou l’apparition intempestive des pop-up – tous ces termes inventés par l’internet qui ont pris place dans notre langue, sans que leur charge poétique n’ait encore été pleinement révélée.

Voulant nous amener à penser des problématiques qui aisément nous dépassent, les artistes choisissent un point de départ concret : de l’habituelle requête adressée au public d’éteindre son portable pour ne pas troubler le bon déroulement du spectacle, ils font le prétexte d’une grande tirade sur la surveillance généralisée. La jeune fille que l’on identifie rapidement comme une comédienne s’attarde, et multiplie les recommandations : éteindre son portable, et ne pas simplement le mettre sur vibreur. Ne pas non plus se contenter du mode avion. Si possible, même, enlever la batterie. Et encore masquer la caméra. Tout ceci pour empêcher la géolocalisation, et au-delà l’espionnage diffus. Alors qu’elle commence à exposer les conséquences de nos gestes quotidiens, elle est bientôt perturbée par un spam vivant, un troll, qui fait entendre tout un tas de références issus de la web-culture, telles que Nabila ou PSY, et qui désigne ainsi toute cette vacuité qui nous détourne de ce qui devrait nous préoccuper, alors que chaque site annonce désormais « Le respect de votre vie privée est notre priorité », et que l’impression est au contraire d’être traqué à chaque instant par Big Brother. Le discours didactique ainsi parasité redouble d’efficacité – comme s’il fallait être diverti pour mieux écouter un discours alarmiste.

Ce souci de concerner personnellement le public se manifeste encore par le développement d’une première scène qui fait revivre à chaque spectateur français la soirée du 13 novembre 2015, lorsque les multiples attaques terroristes qui se sont déroulées à Paris ont conduit chacun de nous à faire le compte de ses proches et à s’inquiéter de ne pas avoir de nouvelles de l’un d’eux. Cette évocation ramène au débordement d’émotion que les événements ont suscité, en même temps qu’à cette incapacité à réagir de façon adéquate face à l’inconcevable, à cette défaillance sensible face au chaos que la situation révélait. Le lien entre ces attaques et internet ? la mise en place de l’état d’urgence qui autorise le gouvernement français à surveiller nos métadonnées, et permettent ainsi de faire irruption chez des Zadistes et de les contraindre à se rendre plusieurs fois par jour au tribunal. De loin en loin, par cercles concentriques, le cœur du sujet est ainsi approché.

Le souci de maintenir un contact permanent avec le public se manifeste ensuite par le fait qu’en parallèle des histoires des grands pirates de ce siècle que l’on a évoqués, les faits sont régulièrement clarifiés, grâce aux tutos Youtube de Zoé et Raph ou ceux de Nico, sur les monnaies cryptées ou l’utilisation possible des métadonnées, avec le même grain d’humour qui a ouvert le spectacle et permet de faire passer la pilule de l’exposé didactique. Ces sketchs qui reprennent les codes de la vidéo en ligne, sont joués en live. Mais l’injonction de se passer d’écran pose des défis parfois plus retors. Comment représenter un rançonnage en ligne ? une destruction radicale de ces fameuses métadonnées ? Les codes du jeu vidéo ou des films de Science-fiction sont alors invoqués pour tenter de représenter ces actions immatérielles aux conséquences bien réelles. Le besoin de figuration est tel que de véritables pirates des Caraïbes viennent même prendre d’assaut le plateau lors du procès du créateur de la Route des Soies, compagnons proches de Johnny Depp qui ne craignent pas le ridicule.

Une espèce de tension est ainsi maintenue tout au long du spectacle entre les éléments concrets mobilisés pour représenter l’abstrait et les réalités du web. Cette tension se répercute sur les tentatives plus ou moins réussies de créer un langage scénique à partir d’elles. Le code devient poésie chorégraphiée dans une scène proche de la fin du spectacle – on croit retrouver là la pâte de Pauline Peyrade invitée à rejoindre le collectif pour ce spectacle, elle qui a écrit en 2016 Ctrl-X, pièce montée par Cyril Teste l’an dernier qui n’avait au contraire pas renoncé à la présence d’écrans sur scène et avait réussi à leur rendre un peu de chair. Ces moments d’inventivité sont contrebalancés par des scènes au contraire extrêmement classiques, donnant à voir des dialogues d’amis ou de couples, où refait surface un jeu d’acteur un peu vieillot. Comme si l’immensité du web, sa tempête sans fin, obligeait à se raccrocher au vieux radeau du dramatique.

L’enchevêtrement du réel et du virtuel réussit néanmoins à faire mouche, et à provoquer une espèce de prise de conscience. Partant du principe d’une méconnaissance, ou mal-connaissance des enjeux qui se trament derrière l’utilisation apparemment anodine de Facebook ou même de l’envoi d’un mail, les deux collectifs nous mettent en garde. Dans une conclusion qui multiplie les phrases coups de poing, l’une retentit en particulier, empruntée au lanceur d’alerte américain Edward Snowden : « Prétendre que la vie privée n’a pas d’importance parce qu’on n’a rien à cacher, c’est comme prétendre que la liberté d’expression n’a pas d’importance parce qu’on n’a rien à dire ». Une petite décharge électrique passe, qui pourrait bien mener au réveil qu’ils veulent susciter.

Mais alors, la réflexion déclenchée s’assortit d’un doute. Un discours un peu manichéen se dégage du spectacle, avec d’un côté les autorités qui contrôlent et punissent, et de l’autre les pirates du web qui libèrent le peuple surveillé et opprimé. Le procès de Ross Ulbricht restitué sur scène aurait pu ramener un peu de complexité au sein de cette opposition… si la procureure américaine ne finissait pas en marionnette tournée en dérision. Les artistes mettent surtout l’accent sur la dimension humaniste des pirates qu’ils ont choisi pour héros. Néanmoins, la conclusion qu’ils amènent à faire est peut-être plutôt que le web est une arme superpuissante, aussi dangereuse que libératrice, et que la question qui s’impose avant tout est celle de l’éthique qu’elle nécessite – de la part des autorités comme de celle des hackeurs. Si l’abus des premières en termes de surveillance n’est plus à démontrer, il peut-être bon de suggérer que tous les pirates ne sont pas des Robin des Bois de l’internet, et n’ont pas choisi pour vocation de libérer le monde. Tous ne sont pas de bons brigands comme le Karl von Moor de Schiller, qui se soustrait à l’ordre en place pour tenter d’en substituer un meilleur. Les affaires de rançonnage informatique et autres multiples démonstrations de malveillance démentent le présupposé de responsabilité individuelle, de civisme et de bon usage de cette liberté sans borne que pourrait offrir le web… un vaste débat s’ouvre à la faveur de ce spectacle, qui a finalement atteint son objectif : faire réfléchir à ces questions et mettre en alerte.

 

F.

 

Pour en savoir plus sur « Pavillon noir », rendez-vous sur le site du 104.

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