« 20 mSv » de Bruno Meyssat à la MC93 – Reconquête du réel par le sensible

20 mSv est le titre énigmatique de la nouvelle création de Bruno Meyssat, présentée à la MC93. L’artiste, connu pour ses spectacles documentés – et non documentaires –, se penche cette fois sur la catastrophe de Fukushima, et au-delà sur le nucléaire. Après la crise grecque ou celle des subprimes, il s’efforce d’approcher un autre pan de la réalité contemporaine, qui a lui aussi pour caractéristique d’être irreprésentable. Il ne s’agit pas pour Meyssat de reproduire sur scène ces événements qui façonnent notre histoire, mais de les ramener à notre esprit, de dépasser leur caractère inconcevable qui décourage la volonté de les comprendre et de les penser, et pousse à un déni collectif parce qu’il n’est pas possible de vivre dans un état d’alerte permanent. Du nucléaire, il nous propose donc une approche sensible, d’autant plus nécessaire que cette fois l’objet de son étude est un risque insaisissable, invisible, imperceptible.

Si Meyssat revendique l’appellation de théâtre documenté, c’est parce qu’il s’appuie pour chacune de ses créations sur de nombreux éléments au départ, de toutes natures : des documents officiels, des données chiffrées, des prises de paroles publiques, des analyses a posteriori, des témoignages… – et même des textes littéraires qui se fondent dans la masse, suivant une pratique du montage qui évoque celle de François Tanguy. Néanmoins, à partir de toute cette matière, il ne s’agit pas de bâtir un exposé docte sur la question. L’approche de Meyssat est d’emblée mise en valeur dans 20 mSv : de la commission d’enquête menée en juillet 2011, il extrait l’interrogatoire du directeur de la centrale de Fukushima et retient surtout les questions qui relèvent de son vécu, de ses impressions – de sa sensibilité : quand -a-t-il pris conscience de l’ampleur de la catastrophe ? comment -a-t-il réagi ? a-t-il voulu crier ? Ces questions qui paraissent étranges dans un tel contexte rappellent d’entrée de jeu que c’est de l’humain dont on se préoccupe ici, que c’est cette dimension qu’il faut réinjecter à tous les niveaux : pour penser les victimes, mais aussi les responsables, les techniciens ou les pouvoirs publics. C’est par cette échelle accessible à chacun que doit être dépassée une vision manichéenne et simpliste des faits qui invite au rejet ou à la déploration, pour tenter d’approfondir la réflexion.

Meyssat trouve ainsi le moyen de rappeler de nombreux éléments liés à la catastrophe, et à ses suites, mais pas sur un mode didactique. En refusant de donner une leçon au spectateur, il n’impose pas un surplomb qui pourrait renvoyer chacun à son ignorance. Il postule au contraire que l’essentiel est su, avec plus ou moins de précision, et ramène ainsi à la surface de la conscience des informations en effet reçues, mais rapidement refoulées. Une telle opération de remémoration sensible doit rendre à chacun sa capacité à penser l’impensable, à se ressaisir de ce qui nous dépasse et nous paralyse, à se réapproprier l’histoire contemporaine et le réel pour redevenir acteur de ce monde.

Cette mise en action du spectateur passe également par le choix de ne pas représenter. Il commence par le plus intime, donnant à un voir un couple qui, de part et d’autre d’une micro-frontière symbolique, s’étreint avec force au travers d’une bâche en plastique, supposée protéger la femme de toute contamination. Le soin qu’elle met à replier le plastique sur lui-même par la suite n’est que le premier geste d’une longue série qui renvoient à ces tentatives pour se protéger, pour mettre en place une barrière hermétique contre les radiations qui se propagent de manière invisible. A force d’épaisseurs, de scotch et de casques, prennent vie sur le plateau des cosmonautes de fortune. Après cette scène, on croit un instant que l’homme est le directeur de la centrale de Fukushima, celui interrogé par la commission d’enquête, mais Meyssat met en déroute le concept d’incarnation et détruit la notion de personnage en faisant circuler sa parole et celle de son interrogateur d’un acteur à l’autre. Bientôt, les corps sont dissociés de toute forme d’identité, ils sont réduits à n’être que des figurants, que les porteurs passagers d’une parole qui n’est pas la leur et les supports d’actions diverses.

Ces actions, elles non plus, ne sont pas figuratives, jamais redondantes avec ce qui se dit – parfois en voix off. C’est même plutôt l’inverse : une fois toute la matière documentaire rassemblée, la Compagnie Théâtres du Shaman travaille à créer des métaphores, des associations d’images construites de bric et de broc avec des bâches, de la peinture ou du sable, et surtout des corps, soutenus par lumières et sons, le tout supposé solliciter l’imaginaire. Mais le solliciter à rebours, par le choix du contre-point, de l’à-côté, selon une dramaturgie qui refuse d’attribuer un sens à tout et oblige le spectateur à accepter de ne pas tout comprendre. Les actions créées ne sont pas pour autant ésotériques ; la simplicité de leur mise en œuvre invite au contraire à la liberté de pensée et d’interprétation, sur un mode onirique. Loin d’être refermé sur lui-même, de produire des images autonomes, le plateau prend la forme d’un espace chargé d’accueillir les projections de chacun.

Ce faisant, Meyssat et ses comédiens prennent le risque de ne pas embarquer, de ne pas convaincre, de laisser décrocher – mais ce refus de donner un objet-spectacle prêt-à-consommer est encore en cohérence avec leur démarche. Il s’agit non pas de prémâcher la réflexion, mais de la susciter, de faire participer au débat de l’Assemblée Nationale sur le nucléaire entre la rapporteure et le PDG d’EDF, de tenter de comprendre les raisons qui poussent l’entreprise à s’obstiner à construire des centrales – pour mieux les contrer.

Progressivement se distinguent des séquences thématiques, dont la plus sensible est probablement celle qui pose la question : comment vivre à Fukushima après Fukushima ? Le magnifique film de Doris Dörrie, Fukushima mon amour, soulevait ce problème en soulignant l’importance des traditions. Chez Meyssat, l’approche est autre, plus immédiate, plus concrète. Avec les corps de ces acteurs, parfois mis à nus, auscultés sous toutes les coutures à la recherche d’un symptôme, jusqu’à l’impudeur qui ôte toute dignité, il se demande comment étendre son linge ou comment prendre le soleil. En semant une trottinette ou un tricycle sur son plateau, il donne également à concevoir des fantômes d’enfants, condamnés avant même d’être nés.

Jamais n’est exploité la puissance fascinante du mal radioactif, invisible, insaisissable, diffus. Ces caractéristiques pourraient bien donner l’allure d’un démon monstrueux à cette calamité créée par l’homme du XXe siècle. Néanmoins, tel n’est pas le registre de Meyssat, qui s’interroge plutôt sur notre capacité à établir des seuils de nocivité une fois la mesure de la radioactivité instaurée – de 1 à 20 millisieverts (mSv) –, ou à établir des liens plus ou moins assurés de cause à effets avec des cancers ou des maladies dégénératives. Pour compenser le manque de spectacularité de ces catastrophes – manque qui affecte également les crises financières par exemple –, Meyssat crée des images sensibles. Plus encore, pour percer le brouillard d’information qui renvoie l’opinion publique à son incapacité à penser ces crises et qui la détourne finalement de ces questions, il les met en dialogue avec des textes parfois ardus – dits ou projetés –, qui interrogent notre capacité à comprendre ce qu’on lit, à prendre la pleine mesure de ce que les mots impliquent.

La question qui se pose finalement est : en quoi 20 mSV nous aide à penser le nucléaire, à dépasser le pessimisme, voire le défaitisme ? A l’issue du spectacle, des gestes ou des images se sont imprimées dans l’esprit, et ont ainsi réhabilité une sensibilité dans ce champ du réel qui l’en avait évacué. L’impuissance pèse toujours, mais une pichenette est donnée pour faire de l’échelle de l’individu, de l’humain, le point de départ d’une action, non pas spectaculaire – comme ce théâtre comme contenu, dont les acteurs paraissent presque des inconnus quand ils viennent saluer, nous renvoyant à nous-mêmes –, mais une action quotidienne, continue, qui lutte contre la désertion, résiste aux images coups de poing et à la pensée simpliste, et encourage tout effort de pensée face au réel, même (ou surtout) s’il n’est pas conclusif.

F.

 

Pour en savoir plus sur « 20 mSv », rendez-vous sur le site de la MC93.

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