Deux ans après CCPC, « Cuban Coffee by Portazo’s Coorperative », spectacle dont la communauté théâtrale n’a cessé de parler comme d’un événement d’une importance toute particulière dans le paysage cubain, la compagnie « El Portazo » – le claquement de porte, notion à part entière qui au théâtre fait référence au geste de Nora dans la pièce d’Ibsen, Une maison de poupée – revient ébranler la création contemporaine caribéenne avec son dernier opus, venu de Matanzas, ville de la côte nord située à une centaine de kilomètres de La Havane. Dans la continuité de sa précédente œuvre, Pedro Franco a créé un nouveau cabaret qui articule à un point extrêmement élevé le divertissement le plus réjouissant avec la réflexion socio-politique la plus aigüe.
Le soir de la première du spectacle dans la capitale cubaine, 750 personnes se sont entassées dans la salle Tito Junco du Théâtre Bertolt Brecht. Pareil empressement, exceptionnel, rappelle celui qu’avait connu Jacuzzi de Yunior Garcia Aguilera, autre grande figure de la jeune création théâtrale, dans le même contexte des Traspasos escénicos organisés par l’Université des Arts de La Havane (ISA), ce laboratoire de réflexion et de création intense sur le théâtre qui s’étend sur une semaine et s’accompagne de la présentation de plusieurs œuvres. Alors que le spectacle a été créé dans un petit théâtre de Matanzas, dont l’ambiance intimiste correspond à celle d’un véritable cabaret, ici, les tables qui entourent la scène et son podium sont cernées de larges gradins disposés de part et d’autre de la salle. Néanmoins, même si les coordonnées du spectacle se trouvent un peu différentes dans cet espace, la compagnie s’adapte sans peine à son public et prend en charge cette foule, qu’il s’agit de séduire et d’animer.
Les spectateurs sont accueillis par une diva immense, aussi haute que large malgré sa robe fourreau, aux lèvres roses pailletées, aux cils interminables, à la coiffure vertigineuse… et à la voix grave. Le temps que chacun s’installe et choisisse une boisson à consommer, elle ouvre le show en fanfare, en mettant aussitôt dans l’ambiance de ce cabaret pas tout à fait ordinaire. Qu’on se le tienne pour dit : si le spectacle s’appelle República light, c’est en référence à l’œuvre de Platon et à la déclinaison allégée de Cola. Ce décryptage ouvre la voie à d’autres interprétations plus subversives, qui donnent immédiatement le ton. Puis la diva poursuit en annonçant qu’ici chacun trouvera son compte : les marxistes qui verront défiler les grandes figures de la Révolution, et les libéraux parce qu’ils verront des filles légèrement vêtues qui danseront pour leur plaisir. Pour les centristes qui se seraient aventurés dans ces terres, ils n’auront qu’à prendre parti s’ils ne décident pas de partir.
Sous ses airs légers et comiques, cette entrée en matière situe au cœur d’un propos politique qui s’annonce aussi perçant que réversible. Le projet est ici moins de construire un contre-discours critique que de rendre compte d’une complexité devenue pleinement existentielle. Cette souplesse d’esprit, cette malléabilité de la pensée peuvent se déployer grâce à la poétique du cabaret tissée par la compagnie – ceci car le cabaret, dans le contexte cubain, renvoie à plusieurs réalités difficilement conciliables.
D’une part, il y a les cabarets de l’époque pré-révolutionnaire, lorsque dans les années 1950, sous le régime de Batista – qui se retrouve ici en caleçon, caressé par les pompons pailletés de pom-pom girls –, Cuba était considérée comme le bordel des Etats-Unis, et que parmi les hôtels de luxe, les casinos et les clubs de strip-tease, les cabarets clandestins fleurissaient. On peut aujourd’hui avoir un aperçu de l’ambiance qui régnait alors dans ces lieux lorsqu’on se rend au cabaret Tropicana, à La Havane. Entre vestige du passé et résurrection un peu crasse, le lieu offre aux touristes nostalgiques du Golden Age un aperçu de ce qui fut : entre d’immenses arbres qui donne au lieu des allures de jungle, des danseurs – essentiellement des femmes – se déhanchent avec un sourire figé dans des costumes flash qui mettent en valeur leur nudité plus qu’ils ne la cachent.
Mais le cabaret, aujourd’hui à La Havane, c’est aussi cet espace underground qui n’ouvre qu’après minuit, le Las Vegas, situé dans le bien nommé quartier du Vedado, « interdit ». Là, dans un cadre intime, des travestis et/ou transgenres proposent sur une petite scène des performances chantées ou dansées qui leur permettent de partager leur goût pour le travestissement et l’exhibition. Dans ce lieu, le rapport de force est inversé : le public ne paie pas pour se délecter d’un spectacle en tant que consommateur, il envoie à la fin du spectacle des billets pour remercier les artistes de leur générosité, du plaisir qu’ils ont manifesté à s’exposer volontairement aux regards.
Plutôt que de choisir entre ces deux formes de cabaret, la capitaliste et la subversive, El Portazo les mêle. Il donne à voir, grâce à un ticket qui imite un dollar américain, des corps dénudés et pailletés, mais aussi des êtres androgynes qui viennent brouiller les lignes de partage entre les sexes. Cette articulation permet la conjugaison des deux dynamiques du plaisir : le public est séduit par le show, authentique, que donnent les artistes, pleinement engagés, apprêtés et suants, et ceux-là s’offrent à son regard à cœur joie, sans jamais que l’invitation verse dans le voyeurisme malsain. Entre les deux instances, le contact mis en place est alors bien loin de n’être que conventionnel. Les prises à parti et adresses directes se font les yeux dans les yeux, assorties de commentaires, et les frontières sont pour de bon brouillées quand, en guise d’entracte, les spectateurs sont invités à venir danser sur le podium avec les artistes et à poser avec eux pour une photo de groupe.
A ces deux interprétations du cabaret, encore nourries par la tradition française du french-cancan, le souvenir des plaisirs clandestins de la Seconde Guerre mondiale en Angleterre ou le cabaret new-yorkais des années 80, se mêlent des éléments patriotiques qui renvoient plus spécifiquement à l’histoire cubaine. Surgissent ainsi des figures révolutionnaires : une milicienne, une écolière, une pratiquante de la santeria ou un super-héros revêtu aux couleurs de la nation. Entre deux chansons, venues de tous horizons, interprétées en live ou en play-back – un play-back qui fait vibrer les lèvres des chanteurs et donne des frissons aux auditeurs – des discours prennent ainsi place, qui mettent en scène autant qu’ils démontent ces représentations héroïques.
La forme du cabaret libère de la contrainte d’une trame narrative ou de l’exigence de souligner une construction explicite du propos ; le divertissement est ici premier. Néanmoins, sans que l’on saisisse bien les ressorts de cette dramaturgie qui séduit, fait passer de l’extase à la mélancolie puis ramène encore à la joie, les prises de parole critiques trouvent leur place sans transformer le podium en tribune politique. Ainsi, l’hymne français retentit comme un appel sanglant à la Révolution, des élections présidentielles sont organisées, avec la garantie que le scrutin sera absolument fiable, ou un extrait de l’œuvre de Yunior Garcia Aguilera, Jacuzzi, vient désigner de manière acerbe la réalité cubaine d’aujourd’hui… Tous les matériaux rassemblés, après un an de travail de la compagnie qui s’est une nouvelle fois soustraite aux rythmes imposés par l’institution et les structures professionnelles, se mêlent avec beaucoup de virtuosité dans un montage qui tait ses sources – historiques, dramatiques, poétiques, musicales… – et leur donne ainsi de nouvelles couleurs. Toutes les strates de cultures sont mêlées – jusqu’aux smileys et hashtags (#superkitsch #yosoymalo) qui saturent l’univers visuel du spectacle –, sans hiérarchie, avec une amplitude qui rend bien compte de tout ce dont sont faites nos vies.
Il y a de l’audace dans le caractère ultra-référentiel de ce théâtre, qui s’adresse avant tout à ceux dont il s’inspire, les Cubains – qui ne cessent d’entrer en communication, « en connexion » comme ils disent, de se sentir en phase à tous les instants. Ces références qui parfois frustrent le spectateur étranger permettant au spectacle de s’étendre bien au-delà de la scène, déjà poreuse dans ses limites. Les spectateurs ne cessent d’accompagner les artistes de leurs applaudissements, ils chantent avec eux les airs appris dans leur jeunesse jusqu’à l’abrutissement, ils dansent le reggaeton, la rumba et la salsa quand on les y invite, partagent leur bière quand ils voient poindre l’essoufflement, et ne cessent de communiquer avec la scène par leurs rires ou leurs répliques. L’interaction est profonde, authentique, et donne l’impression d’un courant qui passe, presque palpable.
Néanmoins, cette circulation d’affect n’est pas uniquement l’effet d’un pur divertissement, d’une simple complaisance, comme on en voit sous une forme mineure sur d’autres scènes cubaines – et c’est là la plus grande qualité de ce spectacle. Si l’enthousiasme est tel, c’est qu’il est nourri de piques et de pointes qui laissent entrevoir des satires féroces sous une apparence acidulée. Si le doute ne trouve pas sa place quant au caractère critique du propos construit en creux, l’ambigüité, en revanche, est entière. Pedro Franco et sa troupe acceptent la complexité d’une réalité qui échappe à toute forme de réduction, l’irrésolu, l’indécidable qui caractérisent Cuba aujourd’hui.
Une telle intelligence dans l’exercice mené laisserait presque croire – idée incongrue s’il en est – qu’en temps de « crisis » (mot substitué au traditionnel « cheeeeese » qui permet de faire sourire tout le monde sur une photo), le théâtre atteint des sommets qui lui restent inaccessible d’ordinaire… “Donde si pequeña es la patria, grande se sueña” finissent par répéter les artistes. La conclusion qu’il faut que la patrie soit petite pour la rêver en grand est problématique, mais elle est pleinement démontré par ce théâtre, dont le double défi, à la hauteur de l’exigence qu’il s’impose, sera de circuler hors des frontières du pays et de se renouveler pour garder toute sa vigueur.
F.