« Quills » mis en scène par Robert Lepage à la Colline – Sade, héros de Broadway

Wajdi Mouawad, artiste libano-canadien à la tête du Théâtre National de la Colline depuis avril dernier, a invité pour sa première saison un compatriote québécois, Robert Lepage. Une espèce d’aura entoure le théâtre de ce dernier, qui rayonne outre-Atlantique et au-delà. Néanmoins, il vient ici moins avec ses talents de magicien de la scène, qu’il doit à sa maîtrise des nouvelles technologies, qu’avec une figure presque mythique : celle du Marquis de Sade. S’appuyant sur le texte méconnu en France de l’Américain Doug Wright, Quills, qui imagine les derniers jours du libertin dans l’asile de Charenton, il interroge avec cette figure hors du commun la possibilité d’empêcher un homme d’écrire, quand son besoin a la puissance et le caractère incontrôlable de ses pulsions sexuelles.

L’esthétique adoptée par Lepage pour ce texte relève du baroque flamboyant. La scène, montée sur un principe giratoire, est cernée de miroirs qui s’ouvrent et se referment pour découvrir les moindres recoins de l’asile qui sert de cadre à la pièce de Wright, du bureau du médecin en chef à la cellule de Sade, des couloirs de l’établissement aux chambres des autres malades, du jardin à la laverie. Cette machinerie lourde mais fluide donne un caractère cinématographique au spectacle, permettant grâce à des métamorphoses et de nombreux effets d’éclairage des transitions rapides d’une scène à une autre. Plus encore, ce système de rubik’s cube aux faces diamantées et aux possibilités infinies reproduit le labyrinthe dangereux dans lequel s’engagent deux hommes, un médecin et un abbé, qui veulent à tout prix empêcher Sade d’écrire ses récits obscènes.

Quand après le spectacle le public découvre que Doug Wright écrit pour Broadway des pièces ou des comédies musicales, une intuition qui apparaît très tôt est confirmée : la dramaturgie de cette pièce a quelque chose de bien huilé – peut-être trop. Le drame commence avec les plaintes de la femme de Sade qui veut retrouver un nom dans la société et supplie le médecin en chef de l’asile de trouver une solution pour réduire son mari au silence, prête à dépenser son argent pour cette entreprise. S’ensuit un bras de fer entre ce même médecin et l’abbé de Coulmier, en charge du malade, dont les méthodes imprégnées d’humanisme et d’espoir se heurtent aux solutions radicales, presque médiévales, envisagées par le médecin. Un nouveau plan découvre enfin Sade lui-même – dont le nom est prononcé très tard, retardé par l’appellation « Satan », la première syllabe étant chargée de mettre sur la voie… – en dialogue avec la petite blanchisseuse Marguerite qu’il essaie de séduire.

Ces éléments posées, l’enchaînement des scènes suivantes souligne les restrictions progressives imposées à Sade, qui, alors qu’il vivait en prince à l’asile, se voit dépouillé de ses papiers, ses plumes (« quills »), ses livres, puis ses draps et son vin qui lui servent de substitut au papier et à l’encre, puis ses vêtements qu’il couvre de mots écrits avec le sang, jusqu’à sa langue qui transmet ses récits à d’autres, ses doigts qui lui servent à recouvrir les murs de sa cellule de mots tracés avec ses excréments, ou son membre qui l’inspire… Cette lente mutilation est ponctuée par la lecture de certains de ses récits, que l’abbé, si soucieux de comprendre la logique qui anime son malade, s’efforce de lire, avec l’espoir de voir une amélioration. Ces extraits reproduisent sur le spectateur l’effet ensorcelant qu’ils ont sur les personnages, le mélange de fascination et de terreur qui accompagne leur découverte. Les miroirs qui en amont du spectacle renvoyaient au public son image annoncent ainsi le pouvoir de ces textes à renvoyer chacun à lui-même, à éveiller ses instincts les plus enfouis.

Ces effets de lecture bien particuliers sont déclinés à partir des différents personnages qui entourent Sade. La seule à avouer son plaisir à lire ces récits est la petite blanchisseuse, qui lui en réclame de nouveaux, dont elle se délecte le soir avec sa mère aveugle, assurant qu’ils l’aident paradoxalement à rester pure tandis qu’elle résiste aux avances du Marquis et ne consent qu’à lui céder quelques baisers pour obtenir de nouvelles pages. Quant aux autres personnages, ils se débattent avec les pulsions qu’ils refoulent, qu’il s’agisse du médecin en chef, qui manifeste une jalousie maladive à l’égard de sa femme, dont la légèreté est sans bornes, des autres malades, dont les instincts sont déchaînés par les récits du Marquis, ou de l’abbé, qui, s’il tient relativement ferme du vivant de l’auteur, se découvre progressivement des plaisirs pervers dans sa mutilation progressive, mais plus encore après sa mort, face au cadavre de la jeune Marguerite. L’homme d’église finit complètement envahi par les fantasmes pervers de Sade, à son tour pris par la rage d’écrire, de donner forme à ses pensées les plus malsaines.

L’œuvre de Wright pose la question de ce qu’est la littérature. L’abbé tente ainsi de comprendre la valeur des écrits de Sade, qu’il pense à partir de la morale et en vue du bien commun, alors que celui qui en est l’auteur pense hors de ces catégories, revendiquant leur valeur purement littéraire – quoiqu’il reconnaisse les faiblesses de son style. Telle qu’il la présente, l’écriture se présente comme une thérapie cathartique, en même temps qu’une source de plaisir capable de compenser, sinon surpasser ceux de la chair. Son besoin d’écrire est tel qu’il devient aussi frénétique, sinon plus, que la réalisation des fantasmes qu’il décrit – réalisation qui revient finalement aux malades de l’asile et à l’abbé. Face à une telle nécessité, l’abbé et le médecin en chef se demandent comment empêcher un homme d’écrire : quand toute forme de torture pourrait devenir un stimulant, une source de jouissance, ne restent que la mutilation et la castration, aussi hyperboliques que vaines face à ce désir irrépressible d’écriture.

Le kaléidoscope de scènes qui composent la pièce décrivent ainsi la lente descente jusqu’au plus profond de l’enfer de Sade. Lepage mobilise plusieurs effets scéniques pour en rendre compte, qui déréalisent l’espace et pourraient donner un caractère presque mental à la représentation, si le jeu des acteurs s’y prêtait. Néanmoins, il semble que c’est justement l’acteur qui se trouve un peu délaissé dans ce spectacle, confronté comme il l’est à un texte fait de traits d’esprit et de phrases grandiloquentes – à la Broadway serait-on tenté de dire –, qui peut rendre le jeu vite fat. Lepage en Sade, l’abbé (Pierre-YvesCardinal) et la petite blanchisseuse réussissent à ne pas verser dans le cliché, mais les trois autres paraissent dessinés à trop gros traits pour que se dégage une véritable épaisseur de leur rôle.

Lepage emporte in extremis dans une autre dimension qui paraît davantage convenir à son art avec les fantasmes de l’abbé, avec la scène fascinante du Christ qui reçoit la petite laveuse morte et guérit ses stigmates jusqu’à l’érotisme, ou les réminiscences de Sade qui écrit post-mortem, ses mains détachées de son corps obéissant comme par magie à sa parole intarissable. La veine plus onirique de ces derniers tableaux transporte au-delà d’un théâtre sinon un peu trop machiné, et pas assez subtil dans le traitement des questions que charrie la pièce.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Quills », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Colline.

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