« Monsieur » par la compagnie DelCarmen – All by myself – de la solitude et de la banalité

La Casa de las Américas, la Maison de la recherche de La Havane, a été remise sur pieds avec une efficacité impressionnante après le passage de l’ouragan Irma, dans la perspective de Casa Tomada – Encuentro de pensamiento y creación joven en las Américas, journées d’ateliers, séminaires et rencontres mises en place par de jeunes chercheurs et jeunes artistes de toute l’Amérique latine. A l’occasion de cet événement, la compagnie DelCarmen est venue du Costa Rica pour présenter sa dernière œuvre, Monsieur. Pour ce seul en scène, Natalia Mariño qui a gagné le Prix National de Théâtre en mise en scène en 2015 dans son pays, dirige Carlitos Miranda dans le rôle d’un chanteur de cabaret, rendant hommage à la chanson, aux vies rêvées, et à la solitude.

La Galeria Latinoamericana, qui sert d’ordinaire de lieu d’exposition à la Casa de las Américas, a été transformée en chambre par la compagnie DelCarmen. Le public, restreint, s’assied à même le sol, après avoir été averti du caractère intime du spectacle. Il est aussitôt renvoyé à ce qu’il est, un public, lorsqu’un homme en costume, avec une moustache et un micro des années 1930, se met à chanter avec passion. Entre deux couplets, il nous souhaite la bienvenue, nous accueille comme dans un cabaret, puis reprend. Mais quand il s’arrête, rien ne se passe. Il paraît attendre des applaudissements, qui de fait ne sont pas venus, qui auraient pu surgir, mais que le public – nous –, sans explication possible, ne lui avons pas offerts, comme bercés par sa performance un peu désuète, oubliant que c’en est une. Seule sa mine déconfite laisse entrevoir que l’on aurait peut-être dû, applaudir.

Il s’arrête, et la scène disparaît. L’éclairage en douche laisse place à de pauvres ampoules, qui découvrent un intérieur. Lorsqu’il enlève sa veste et l’accroche à un porte-manteau, on croit un instant qu’il s’agit de sa loge, mais des indices suggèrent qu’on est plutôt là chez lui. Sans un mot, sans un regard, seul, l’artiste va faire chauffer son café. Puis il s’allonge sur sa couchette et attend. S’installe alors une durée qui n’est pas fausse, théâtrale, conventionnelle, mais au contraire vécue dans toute sa plénitude, et qui a pour effet de congédier la fiction. Le spectacle est terminé, le public est transformé en un groupe de voyeurs, au regard intrusif, qui scrute son intérieur. Cette longue attente, l’attente réelle, non feinte, que l’eau chauffe, acte ce renversement. L’odeur véritable du café finit par extraire l’homme du lit, de longues minutes plus tard – pendant lesquelles il ne s’est rien passé, sinon cette reconfiguration de notre regard sur l’espace.

Il se lève, donc, se sert son café, retourne à sa couche, s’allonge, et se touche – « intime », nous annonçait-on. Là encore, le temps de sa masturbation n’est pas feint, simplement écourté par le fait qu’il n’arrive pas à jouir. Une nocturne de Chopin atténue l’attente cette fois, elle paraît chargée de colorer la scène, de lui apposer un filtre mélancolique, mais ceci jusqu’à ce que l’homme tape violemment contre le mur et somme son voisin d’arrêter de jouer. Son geste réintègre la musique dans la diégèse, dans l’histoire : pas d’esthétisation ici, de stylisation, tout est de plain-pied – comme nous, assis sur le même sol que celui sur lequel il marche. Dépité, il se lève, se renverse un peu de café sur le pantalon, se précipite pour le nettoyer. Les gestes de la vie privée, sans valeurs, se multiplient ainsi, et nous rapprochent, nous placent au plus près de cet être. Ils sont un préambule nécessaire à la découverte à venir de son monde intérieur, plus vaste, plus libre, quoique sans cesse déployé depuis cette réalité-là.

Alors qu’il se trouve maintenant en caleçon et chaussettes, que l’apparat de son costume de scène se trouve bien loin, il découvre à partir d’une modeste ampoule son ombre sur le mur, et se met à jouer avec. Il se multiplie, s’agrandit, et transforme l’ampoule en dispositif d’éclairage d’une scène qui illuminerait un public ébloui. Il rêve, il s’échappe. Le voilà qui s’imagine saluant une de ses admiratrices, une Française, pour laquelle il prend des leçons de français. Parlant ainsi, dans le vide, se soutenant seul, il est comique, ridicule, attendrissant. Mais le besoin de s’adresser plus directement à quelqu’un s’impose, il invoque son ami imaginaire – son public imaginaire – une audience, quelle qu’elle soit… Alors, il libère son flux de pensées et inonde la scène de paroles, de récits, de remarques.

On le comprend un artiste un peu raté – il chante un peu faux, il faut dire – qui rêve du succès, réfléchit à la célébrité, imagine la vie qu’elle lui donnerait. Il évoque aussi son voisin, le pianiste, passé à ça de la gloire – mais une gloire de pianiste, s’entend ! A défaut de grands moments de carrière à rappeler, Joaquin, c’est son nom, présente son habitat, sa maigre couchette, son coin cuisine avec un simple réchaud, la petite vasque qui lui sert de salle de bain. Il finit avec la présentation de son meilleur ami, son micro, et il chante à nouveau, à s’oublier, du jazz, des ballades, des tangos… Bukowski, Piaf, Sinatra, Cohen, Yves Montand, Castaña, tous y passent entre deux monologues. Chaque fois qu’il s’anime, qu’il s’enflamme un peu trop, une coupure de courant vient l’interrompre, réduire ses ardeurs à néant. De récits en rêves, de prières en espoirs qui livrent sans manière toute sa faiblesse, son impuissance, il finit par sombrer dans le désespoir. Si le monde qu’il rêve lui aide à compenser le réel, il ne peut se passer du réel, qui le sauve de la folie. Il lui faut donc sortir, retourner chanter devant des salles vides avec ses deux chemises, les seules qui puissent lui sauver les apparences.

L’histoire de cet homme un peu pathétique, mais touchant, conçue à partir d’improvisations, fait l’éloge de la musique et aux rêves. Voulant concevoir une œuvre sur la solitude, Natalia Mariño révèle sa poésie et sa tristesse. La metteure en scène affirme avec ce spectacle l’importance des fictions de soi qui aident à vivre, du mensonge qui soutient la vie. Obligeant à regarder le banal – que Carlitos Miranda accroche comme il ferait d’un tableau au mur par chacun de ses gestes –, à lui rendre de la valeur et de la visibilité, elle invite le spectateur à accorder son temps et son attention aux trajectoires pas forcément brillantes, celles qui sont dédaignées et qui finissent par sombrer dans l’oubli, à libérer du temps pour les inconnus, les pas connus. Ces problématiques simples, modestes comme ce personnage, sont abordées à taille humaine, avec humour. Leur justesse finir de s’imposer quand l’acteur enlève le masque de son personnage en dernière instance et finit par avouer que c’est lui-même qui jouait tout ça. Par ce dernier tour de passe-passe, la fiction imaginée est plaquée sur la réalité de la condition d’artiste, mais plus largement encore la condition d’individu, d’être au monde, de tout un chacun.

 

F.

 

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