« Les Bas-fonds » mis en scène par Eric Lacascade aux Gémeaux de Sceaux – théâtre de sur-vie

Début mars, Eric Lacascade a créé au TNB de Rennes le spectacle Les Bas-Fonds, à partir de la traduction d’André Markowicz de la pièce de Maxime Gorki. Le spectacle en tournée est présenté deux semaines au Gémeaux de Sceaux, en partenariat avec le Théâtre de la Ville. L’affinité de Lacascade avec le théâtre de Gorki s’est construite sur la durée, initiée en 2006 avec Les Barbares, et poursuivie en 2010 avec Les Estivants. Après avoir éprouvé l’intrusion d’étrangers dans un village dans la première, puis pointé le repli de l’intelligentsia russe dans la deuxième, Lacascade se tourne avec les Bas-fonds du côté des laissés-pour-compte. Le portrait théâtral qu’il livre d’un groupe de marginaux résonne tout particulièrement dans le contexte européen actuel.

Maxime Gorki est un des représentants du réalisme social dans son théâtre, à la frontière du XIXe et du XXe siècle. Dans ses pièces, il cherche à mettre en scène la misère de la Russie, sous plusieurs de ses facettes. Dans Les Bas-fonds, il choisit pour cadre un asile de nuit, un de ces espèces de refuge où se retrouvent pêle-mêle tous les rebuts de la société – voleurs, ivrognes, miséreux ou autres. Un siècle plus tard, le Suédois Lars Norén fera de même dans Catégorie 3.1., texte qui rend compte de son expérience parmi des exclus, notamment mis en scène par Krystian Lupa sous le titre Salle d’attente.

Alors que le texte de Norén a une valeur presque documentaire, la pièce de Gorki a des dimensions romanesques. Son épaisseur tient en partie au fait qu’elle n’est pas charpentée par une intrigue, mue par la nécessité d’une résolution. Elle s’organise davantage à partir de points de jonction, un à un déployés plutôt qu’articulés selon une logique de continuité. Deux nœuds s’en dégagent. D’une part, l’arrivée d’un homme dans le refuge, d’un errant tout droit sorti d’une toile de Marc Chagall, un descendant du Christ ou du prince Mychkine. Porteur d’une parole humaniste, il vient calmer les passions de chacun et encourager à la bonté et à la bienveillance. Chacune de ses répliques retentit comme une leçon de sagesse – pour ces marginaux, mais plus encore pour ceux qui sont à l’origine de leur déclassement, ou ceux dont ils subissent le regard désapprobateur.

L’autre pôle de la pièce s’organise autour de Pépel, voyou qui se trouve au milieu de deux sœurs, aimé par la première, qui gère le lieu, et amoureux de la seconde. Celle qui l’aime, Vassilissa, voudrait qu’à défaut de lui rendre son amour il la libère de son mari, sorte de Thénardier sans cœur qui la bat quand il ne maltraite pas ses locataires. De multiples conflits surgissent autour de ces quatre-là, qui s’achèvent dans le sang. Mais là n’est pas le dénouement de la pièce. Le quatrième acte montre ce qui passe d’ordinaire à la trappe : la vie après le drame. La bande de bras cassés tente de survivre comme elle peut, elle tente même de faire la fête, en se soûlant à la bière et au chant, pour oublier – jusqu’au prochain accident. Car leur vie n’est composée qu’une suite de drames.

Pour situer les nombreux personnages qui forment cette communauté, au début du spectacle, chacun des comédiens vient inscrire son nom sur un tableau noir. Les lettres blanches sur l’ardoise s’inscrivent dans le monochrome qu’offre la scénographie, toute en nuances de gris, simplement sculptée par la lumière. Le plateau suggère d’abord un bar, une salle commune avec plusieurs tables, un comptoir, mais aussi l’atelier de Klechtch, qui sans cesse travaille et reproche aux autres de ne pas l’imiter. Le fond est constitué de grandes bâches en plastique – les mêmes que celles que l’on trouve dans les volières, pour ne pas que les oiseaux s’échappent –, qui selon l’éclairage multiplient les reflets, ou font voir l’autre moitié de la scène, par transparence. Au départ, on n’aperçoit au-delà que des cintres habillés de manteaux, qui descendent des cintres du théâtre comme des fantômes. Ensuite, quand se révèlent deux rangées de lits qui paraissent des tombes par leur régularité, la mort pèse plus encore.

La mise en scène lui donne en effet une place centrale. Car tous ces êtres la côtoient de près, de très près même. Elle n’est pas la grande inconnue, mais une compagne bien trop familière, qu’elle mette un terme à la maladie, qu’elle surgisse brusquement au milieu d’affrontements violents, ou qu’elle soit sollicitée de plein gré. Accident ou soulagement, elle apparaît comme une démonstration exacerbée du malheur de ces individus, déjà morts socialement. Pour autant, l’élégie, le registre de la plainte, ne domine pas. Chacun s’attache plutôt à vivre contre la mort, et tout particulièrement Louka, cet être lumineux qui a fait irruption, et qui continue joyeusement de parler par traînées de bières et corps interposés après sa disparition, tout aussi subite.

Au départ, le jeu des comédiens paraît maniéré, trop souligné – loin du naturalisme recherché par Stanislavski qui crée la pièce en 1902. Chacun des quinze comédiens réunis pour ce projet, parmi lesquels Eric Lacascade lui-même, manifeste une façon de parler bien à lui. Ce qui semble tenir à distance de tout réalisme apparaît petit à petit comme un moyen de rendre présent – les corps, les mots. Par l’artifice, Lacascade rend audible ces êtres, leurs paroles ordinaires, que la traduction de Markowicz a déjà rapprochées de nous, et que l’adaptation à laquelle le metteur en scène procède rend plus familières encore, par des références à notre monde. De la même façon, les gestes, les déplacements, les pantomimes, les joutes nez à nez font voir, attirent le regard. C’est par cette direction d’acteurs que Lacascade donne vie à ce groupe, ample, et qu’il met en valeur les individualités qui le composent. Par la stylisation, en forçant un peu le trait, paradoxalement, il atteint le réel – au cœur de sa quête théâtrale.

Avec la mise en scène de ce texte, Lacascade laisse entrevoir les possibilités de vie et de survie dans un tel lieu. Dans ce bouge, le meilleur et le pire se côtoient au plus près, au point que le mouvement vital, ramené à l’essentiel, se manifeste dans une espèce de pureté : là, tout est brut, l’amour comme la haine, la violence, l’espoir ou la révolte. Parce que le théâtre cherche lui aussi à saisir les émotions dans toute leur acuité, il apparaît comme un espace privilégié pour accueillir ces figures de déclassés, et plus encore pour les réhabiliter, par l’entremise d’un circuit sensible qui embarque le public.

F.

 

Pour en savoir plus sur les « Bas-fonds », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Ville.

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