Après sa création en janvier 2017 dans l’Oise, En miettes a été programmé deux semaines au Théâtre de Belleville, du 7 au 18 mars. Deux ans après nos premiers échanges dramaturgiques avec Laura, en février 2015, le spectacle a donc vu le jour et a été soumis au regard des spectateurs – certains désireux de découvrir le projet dont ils entendaient parler depuis longtemps, d’autres entraînés par le bouche-à-oreille, et même quelques-uns venus là par l’effet du hasard, peut-être.
Depuis avril dernier, où ont eu lieu les premières répétitions, partie à l’étranger, je n’avais pu suivre le travail de Laura avec les comédiens, la scénographe et le créateur lumière que de loin. Si nous avons continué à beaucoup échanger, par écrit ou à l’oral, je n’étais plus là pour jouer le rôle de premier spectateur, qui regarde, suggère, conseille. Laura et moi avons beaucoup regretté qu’il en soit ainsi, à plusieurs reprises, et moi tout particulièrement quand j’ai découvert les belles photographies du spectacle de Vincent Vandries, par lesquels je découvrais de nombreux éléments, mais qui étaient incapables de me livrer la substance-même de l’œuvre créée. Quand j’ai enfin vu le spectacle à Belleville, dès les premières minutes, j’ai compris que cette absence me donnait un point de vue inespéré sur l’œuvre. Un point de vue aiguisé par des journées de travail, notamment sur le texte, et un point de vue également vierge sur la scène – sur la scénographie, les costumes, ainsi que le moins palpable, le jeu, le rapport des comédiens à leur personnage, leur appropriation du texte, la dynamique de groupe –, capable d’être surpris et d’avoir une vue d’ensemble – celle-là même qui se perd dès la deuxième fois que l’on voit un même spectacle. La frustration s’est dissipée et a rétabli dans une posture de spectateur, certes averti, mais doté d’un regard neuf (ou presque) sur le spectacle.
Après la table de travail, la salle de répétition et les espaces de travail, j’ai eu accès – avant de voir le spectacle – aux coulisses. Pas celles imaginaires dans lesquelles courent et se changent les comédiens entre deux scènes, mais celles de l’avant-spectacle, entre le plateau et la loge. Dans cet avant, où Laura partage avec les comédiens des notes qu’elle a prises la veille pour ajuster quelques détails, comme on accorderait des instruments avant un concert, s’opère la magie du théâtre. Tout en se maquillant, en apportant les dernières finitions au décor, ils l’écoutent, l’interrogent, commencent déjà à se projeter. Puis, ils s’échauffent, et s’habillent, soit dans cet ordre, soit dans l’ordre inverse, soit encore en mêlant tout. Sur le plateau, c’est l’effervescence. Se mêlent l’échauffement, physique ou oral – car le théâtre est avant tout performance –, et des bouts de répétitions italiennes ou allemandes (le texte en accéléré, ou les déplacements en accéléré) –, pour les ramener de la mémoire profonde à la mémoire vive et les fixer. Tous ensemble, mais chacun de son côté, ils lancent leur voix ou s’exercent à certains gestes. Ils ne sont pas en interaction, et en même temps, ils se servent les uns des autres comme d’appuis, pour ancrer leur exercice ou se décharger de la pression qui monte en eux. Les minutes passent, et il faut commencer les check – check braguette, check portable…, considérations triviales et pourtant indispensables à la réussite de chaque représentation –, lancer le toï-toï qui les réunit tous un instant et leur donne du courage – tout cela avant que le public n’entre en salle.
En quelques minutes, la scène si animée redevient vide et comme morte, déchargé de toute vie mise à part celle que suggère encore très discrètement la scénographie, que l’on croit cerner au premier regard. Le temps que le public s’installe, que les lumières baissent, voilà les comédiens resurgis de derrière le mur qui structure la scénographie et leur sert de coulisse, désormais domptés, dominés par eux-mêmes, embellis par leur concentration et leur jeu – au sens propre –, grâce auquel ils font du fragile et de l’imprévisible leur partenaire, négociant entre le stable et l’ajusté d’un soir à l’autre. Avec la metteure en scène, la scénographe et le régisseur, nous sommes les seuls à voir comment ils sont là sur scène, conscients dans leur inconscience d’eux-mêmes, l’oubli de leur subjectivité – leur subjectivité profonde mais aussi celle de surface, faite d’humeurs qui paraissent, à les voir, si simple à surmonter –, celle-là même qui éclate victorieusement à la fin, pendant les saluts, qui resurgit une fois la tension retombée, une fois pleinement rendus à eux-mêmes.
Lorsque j’ai découvert le spectacle, ce qui m’a semblé le plus remarquable, c’est que j’ai eu l’impression d’entendre le texte pour la première fois. Pourtant, s’il y avait bien une composante du spectacle que je connaissais, c’était celle-là. Mais des mots écrits à leur articulation sur scène, toutes les questions que l’on s’est posées, qu’on lui a posées, qu’il nous a posées en retour… se sont dissoutes. Les comédiens, dirigés par Laura, ont révélé du texte toutes ses nuances, tous ses sous-entendus, toute cette matière souterraine que l’on cherchait à travailler, mais qui ne se révèle pleinement que par le jeu. Chaque phrase s’est pleinement épanouie sur le plateau, jusqu’à acquérir la force de l’évidence. Ce qui pouvait manquer au texte qu’on lisait – autant de fois que nécessaire, et qu’on commentait, qu’on décortiquait –, c’est tout ce que Laura pressentait déjà en tant que metteure en scène, et qui va bien au-delà des mots. Son geste s’est pleinement achevé dans le passage à la scène, qui a donné forme à ses projections intraduisibles par écrit. En orchestrant tout un travail de la perception – avec les lumières de Sébastien, les sons de Stéphane, la scénographie d’Alissa, mais aussi avec ce qui est moins immédiatement lisible et organisable, les placements, les gestes, les intonations, tout ce travail de direction fascinant qui rend compte d’une profonde connaissance de l’humain – elle a donné toute son ampleur au texte.
En miettes commence in medias res. Deux parents désespérés ont fait appel à un médecin, car leur fils, Camille, est amorphe. Il n’est pas seulement un adolescent qui resterait toute la journée posté devant la télévision, il est littéralement amorphe. Quand on le touche, il – Emilien, circassien, qui a épousé ce personnage qui en dit plus long par son mutisme que par ses prises de paroles au début rares – dégouline. On a beau le replacer sur sa chaise, le relever, le mettre debout, il s’effondre sur lui-même et tombe. Ce caractère visqueux dégoûte ses parents, son père surtout – Sylvain, qui nuance sa colère et laisse entrevoir l’abîme qu’entrouvre Camille chez son père. Il est hors de lui, mais un élan qu’il tente de réprimer veut encore y croire. Il est entraîné sur cette voie par la mère – Ariane –, qui déploie toutes les stratégies possibles pour amadouer son fils, jouant sur les ruptures de ton et se débattant avec son faible « espoir maternel », si désireuse d’être heureuse et de s’entendre dire qu’elle est aimée par son fils. Le silence de Camille est encore compensé par la voix un peu différente du médecin – Vincent –, en charge du comique dans cette première partie, pris entre l’effroi et la curiosité scientifique, les discours théoriques et les pointes d’orgueil.
Le trio d’adultes s’agite autour de Camille, comme absent. Leurs tentatives successives créent un mouvement de montée en puissance qui les entraîne, jusqu’à ce qu’ils se mettent à parler de concert, par désespoir ou excitation. Dans ces instants de cacophonie, l’improvisation redouble le texte, des micro-phrases fusent dans tous les sens, et font plus encore tendre vers la vie. S’ensuivent des points d’orgue, des mises en suspens soulignée par des passages au noir à la Pommerat qui permettent de rapides configurations, et par quelques notes de musique – celles-là même qui ont introduit dans le spectacle. Ces interruptions tissent une impression de durée, d’un temps sans limites, qui donne de l’ampleur au bras de fer des parents avec leur enfant, et du médecin avec son patient. Elles ont également pour effet de décupler le caractère dramatique de la situation, en contre-point des saillies comiques qui déchargent pour un instant la tension. Comique, la situation l’est, improbable presque – quoique l’absurde auquel on associe généralement Ionesco ait volontairement été gommé. Mais si le rire survient, il est parfois jaune, car certaines des phrases qui sont lâchées sont crues, et si elles ne sont peut-être pas dites, elles ont pu être pensées – et cela suffit à chatouiller des souvenirs, faire advenir des réminiscences coupables.
En plus des passages au noir, les incursions du vieux, le grand-père, agissent elles aussi comme des points d’orgue. Ses tirades se situent hors de toute temporalité, et même plus hors de toute causalité. En marge, il fait entendre des extraits du Journal en miettes, plus poétiques que théâtraux, plus écrits qu’oraux. Loin de les ramener vers le théâtre, en les redoublant par des gestes ou des déplacements, Anthony fait retentir cette langue chargée d’images et la rend limpide, au point de faire surgir dans nos esprits des visions claires – une nuit étoilée de Van Gogh, une panique à la Munch. Sa voix est nue, pure, le silence qui l’entoure est fragile. Après les rugissements des parents ou les chœurs polyphoniques des adultes – et plus tard, le puissant enthousiasme des enfants –, il impulse un autre rythme, déplace l’écoute vers d’autres lieu de perception, alors creusée en profondeur, densifiant l’heure unique de spectacle. Le vieux déploie encore le texte par ses gestes – cet hors-du-texte qui l’illumine, le place dans la clarté. Fuyant les cris, il se réfugie dans les coins du plateau, et en vient à regarder une photo de lui, au mur. Derrière le cadre, il découvre un lambeau de papier peint, qui cache un monde, des mondes. Le temps a fait s’accumuler différentes strates de papier, d’époques différentes, qui révèlent les décors qui l’ont séparé du dehors – un ciel bleu, un de ces paysages dans lesquels s’épanche sa mémoire, ou reprennent vie ses souvenirs d’enfance.
Au cœur de ses réflexions, le vieux exprime l’angoisse du temps qui passe, le regret de sa jeunesse enfuie – mais sans pathos, sans mélancolie excessive. Anthony devient le porte-parole – littéralement – du personnage et l’incarnation de ce vieux qui a dompté sa peine depuis tout ce temps, qui maintenant l’enregistre, comme pour la mettre à distance, la consigner, l’archiver, faisant de son dictaphone un sismographe – comme d’autres prennent régulièrement leur tension. Par ses prises de paroles, il décante le drame. Mais plus encore, il donne à entrevoir les pensées qui habitent Camille, muet. Il met sur la voie de leur unisson, de leur proximité. Quand Camille parle pour la première fois, c’est au chevet du vieux, suggérant une continuité, un héritage – le seul qui ait une quelconque valeur. Parce que le vieux se situe dans l’après, il libère Camille de la paralysie, le remet en mouvement – quelle que soit la direction. En lui faisant comprendre que ses parents se sont réfugiés dans les conventions sociales pour se protéger de l’angoisse existentielle qui l’a soudainement saisi, qu’ils sont si désireux de le voir « normal » car la normalité est avant tout un refuge, il le rapproche d’eux.
Camille écoutant son grand-père, trouvant en lui un écho plus abouti de ses réflexions, accepte donc. Oui, il sera heureux, il se laissera prendre au jeu de la fête, souriant malgré lui à la vue de la gaieté extrême de ses parents, de leur joie immense, et bien réelle, qui empêche de les condamner pleinement. Ce dont ils sont coupables, c’est de vouloir le bonheur, incapables de mesurer le poids de cette injonction, son caractère normatif et destructeur. En témoigne ce geste de la mère, qui accroche au mur avec tendresse des photos de famille. Ce qu’elle exprime là, c’est le désir d’être heureuse, de se bercer de souvenirs et d’en créer d’autres, de figer des moments de félicité pour les collecter et les contempler, voire de transfigurer ceux qui ne l’étaient pas vraiment pour mieux s’accommoder du réel, et continuer à montrer les photos de son fils aux flics, pour décupler sa fierté et son bonheur en les montrant.
Maintenant que le moment tant attendu est arrivée, la joie des parents est sincère. Mais elle est aussitôt pressée par le médecin. En aurait-il été autrement sans lui ? Inquiet de voir le naturel reprendre le dessus, il les presse tous vers la suite. Maintenant que Camille dit être heureux et aimer ses parents, il faut lui trouver une femme, un travail – et pour une raison de vivre, il se débrouillera bien tout seul.
S’il précipite les événements, c’est qu’il n’est pas totalement désintéressé dans cette affaire. L’apparent psychologue, aux méthodes étranges, est en réalité une espèce de physicien fou, qui a choisi l’humain pour objet d’étude, mais qui aveuglé par ses lubies, a évacué… l’humain précisément. Camille ayant retrouvé une forme, une structure, il veut mettre ce cas au contact d’un autre, sa petite créature. Entre alors Sacha – Coralie, précédée par son chant, qui la nimbe d’une aura, qui lui confère une étrangeté qui ne la quitte pas. Par la bêtise d’un jeu, avec la complicité des parents, le médecin chercher à recréer la beauté d’un hasard, qui serait une rencontre. Alors que le vieux paraît revenir parmi eux, tourner autour de ce corps étranger, se joue une approche, à peine effleurée – là encore, les gestes, le langage des corps avec lequel écrivent comédiens et metteure en scène. Cette mise en scène est trop rapide, trop violente pour Camille, qui prend le premier prétexte qu’il trouve pour refuser d’entrer dans le jeu – lui qui voudrait simplement entendre parler d’amour. Le conflit reprend de plus belle, mais il ne sert à rien de se battre. Le dernier recours qui leur reste consiste à laisser l’humain faire son œuvre – cette donnée-là sur laquelle ils n’ont pas la main, mais dont ils arrivent néanmoins à se servir pour soumettre Camille à leurs désirs.
Sacha – Coralie, donc, avec sa voix sûre, qui fait entendre chaque syllabe à la place qui lui revient, sans jamais paraître porter une langue autre que la sienne – joue son rôle de poupée parfaite. Mais elle en sort vite pour approcher Camille, car il reste de l’indompté en elle, de la vigueur, de cette espèce de fougue d’une enfant encore insouciante. Petit à petit, elle entraîne Camille dans son monde, un monde entièrement fait de rêves. Ils jouent avec leur inconscient et ses images, se les racontent, les partagent, sans jamais prendre pleinement conscience de la portée de ce qu’ils disent de peur ou d’angoisse. Ils parlent sans s’arrêter, emportés par le plaisir de se souvenir, de mettre des mots sur ces images intérieures. Ils sont embarqués par la parole, son pouvoir actif sur l’imagination, et ensemble, ils voyagent, s’évadent – sans même sortir.
Le temps d’un baiser, Sacha reprend conscience, se souvient de sa mission. Le conditionnement resurgit, elle redevient malgré elle une force claustratrice. Sous le regard des adultes qui veillent, dans l’ombre, elle l’entraîne, l’encourage à revenir, scindée entre l’injonction du médecin qui agit, et ce qu’elle est. Si sa parole reste poétique, il n’est plus question de soleil et de chaleur, mais de boue et de marécages frais, qui ramènent Camille au réel. Ne restent plus qu’à se consoler avec le chant ou les mises en garde du vieux, qui invite Camille, dans un dernier geste, à ne pas s’oublier dans ce monde, à ne pas céder au risque que tout se dessèche et disparaisse – comme ces lambeaux de papiers peints à la durée de vie éphémère, chaque soir condamnés à la déchirure, ou comme ces confettis qui rendent chaque représentation unique.
Ce spectacle soulève et travaille des questions intimes – notre bonheur, nos images de bonheur, notre famille, nos angoisses. En ce sens, il nous touche, nous pénètre, et il nous faut le recevoir – le digérer disent certains, repus de pommes de terre au lard –, avant de pouvoir renvoyer aux artistes un quelconque signe. Après le noir qui ponctue le spectacle, les applaudissements ne sont pas immédiats. Déjà avant, le monde constitué sur scène est tel, qu’il donne l’impression qu’on le briserait en riant, ou même en bougeant. Il a la fragilité des silences qui le compose, et qui font sa beauté. Mais il faut se résoudre à faire éclater cette bulle irisée, aux contours instables, et remercier chaque artisan pour cette œuvre, avant de s’y repencher. Certes, le spectacle n’est pas consensuel. Il oblige chacun à se laisser toucher, là où sont les blessures, là où c’est sensible, et ça fait parfois encore mal. De plus, il donne la priorité à la sensibilité plutôt qu’à l’intellect, au poétique, plutôt qu’au rationnel. Mais c’est précisément cela qui fait sa valeur. L’émotion qu’il suscite est d’autant plus forte qu’elle est profonde et non de surface, partageable, mais personnelle – intime, en un mot.
Magnifique texte, sublime mise en scène, splendide interprétation. Félicitations !