« Pour qui sonne le glas » d’Hemingway – « il sonne pour toi »

En 1936, Hemingway devient correspondant de guerre en Espagne, auprès de l’armée républicaine. L’auteur américain se veut engagé, aussi bien dans ses œuvres que dans la vie qu’il mène. C’est donc par conviction qu’il entreprend de combattre le franquisme, avant, quelques années plus tard, de se rendre en France pendant la Seconde Guerre mondiale pour participer à la libération du pays. Pour qui sonne le glas – titre qu’il emprunte au poète John Donne [1]– s’inspire de son expérience espagnole, autant des événements dont il a été témoin que des sentiments qui l’animent, et de la philosophie humaniste qu’il en tire. Le récit de guerre est en effet sous-tendu par un discours aux accents parfois lyriques sur la solidarité, l’amour et la vie, qui a pour effet de mettre en balance la précipitation tragique des événements.

Pour qui sonne le glasComme dans Le Vieil Homme et la mer qu’il écrit quelques années plus tard, Hemingway part d’une situation minimale qu’il déploie au maximum. Au cours des 500 pages de Pour qui sonne le glas, ce ne sont qu’à peine quatre jours dans la Sierra qui sont décrits. Moins d’une centaine d’heures, qui vont constituer tout un pan de vie pour Robert Jordan, venu dans les montagnes pour faire sauter un pont, sous les ordres des Républicains et avec l’aide de partisans antifascistes. Trois jours et quelques de peur, d’amour, de désespoir, de trahisons, de souffrance, de joies simples.

Une bonne partie du roman est construite par rapport au point de vue de Robert Jordan. Sa perspective est notamment développée au cours de ses monologues intérieurs – qui prennent la plupart du temps la forme de dialogues avec lui-même ou d’autres –, qui s’infiltrent dans le cours de la narration et parfois même d’une réplique à l’autre quand il se confronte à ses compagnons d’armes. A chaque instant, ses analyses de la situation et des caractères, ses sentiments, ses appréhensions sont ainsi livrés, ce qui a pour effet de dilater le temps, de donner de l’ampleur à chaque instant de ces journées, jusqu’au dernier. Mais si son intériorité est ainsi mise en valeur, le personnage permet au narrateur de proposer un regard extérieur sur les faits. Le point de vue qu’il met en valeur est de fait celui d’un étranger : Robert Jordan est un professeur d’espagnol aux Etats-Unis, qui s’est engagé volontairement dans la guerre d’Espagne.

Ce statut particulier le conduit à être diversement reçu par les révolutionnaires qu’il rejoint. Tantôt il suscite la réserve, voire la méfiance, tantôt il bénéficie d’une confiance totale, d’emblée accordée. Son arrivée a donc pour effet de cristalliser des tensions déjà présentes au sein du groupe, d’autant plus que la mission qu’il porte, loin d’emporter l’adhésion de tous, tend à creuser les dissensions latentes. Autour de lui se distinguent ainsi plusieurs types de révolutionnaires, de Pablo à sa femme Pilar, du vieil Anselmo à Augustin. Pablo, l’ancien révolutionnaire sans foi ni loi aujourd’hui résigné, qui recherche désormais la tranquillité et se montre réticent au projet du pont, est tout particulièrement à l’origine de moments de tension extrême. A défaut de l’éliminer, il s’agit pour les autres de dominer la violence des rapports qu’il met parfois en place, de maîtriser autant que possible ses revirements, enfin de dompter sa rébellion au sein de la rébellion qui les unit.

Pour qui sonne le glas - guerreLoin de n’être que le fait des guerilleros des montagnes, de telles ambigüités se retrouvent au sein de l’armée républicaine, pervertie par des jeux de pouvoirs. Toute forme de manichéisme est ainsi désamorcée. Le caractère héroïque de la lutte des révolutionnaires contre les fascistes n’est pas défendu de manière radicale ; au sein des deux camps des personnalités déplacent les lignes de force. La différence se situe moins entre les adversaires qu’au sein de chaque parti, entre les justes et les cruels, entre ceux qui se sentent le devoir de tuer et ceux qui s’arrogent le droit de tuer, entre les meurtriers délicats – comme les nomme Camus – et les révoltés qui ont versé dans la tyrannie.

Ces nuances se tissent au fil des récits qui s’invitent dans le cours de la narration, dans ses interstices. A l’action se mêle en effet la mémoire des horreurs auxquelles ils ont survécu, qu’ils veulent oublier mais qu’ils ne peuvent s’empêcher de partager, et celle de leurs grandes victoires sur lequel se fonde leurs espoirs. Il en va ainsi des récits de Pilar, sur les débuts du soulèvement révolutionnaire, quand ils tuaient du fasciste à tour de bras avec des méthodes ignobles, ou de l’attaque qui anéantit leurs camarades, qu’ils ne peuvent qu’imaginer à partir des coups de feu qu’ils entendent au loin.

En contrepoint des aventures de guerre, plus ou moins glorieuses, en tout cas toutes douloureuses, Hemingway dépeint l’amour soudain et absolu de Robert Jordan et Maria, une jeune femme tondue et violée par les fascistes. Pilar qui l’a prise sous son aile après l’attaque du train dont ils gardent tous un fort souvenir, la confie aussitôt à l’Américain – que les Espagnols appellent l’Inglés. Leur complicité et immédiate et leur amour s’impose avec la force de l’évidence, et pendant les trois jours qui leur reste avant l’assaut, ils vivent toute une vie à deux, le jour, la nuit, en parlant et en s’aimant. Mais ils ont beau essayer de faire durer autant que possible leur histoire, ils sont prisonniers du présent, pris entre le passé difficile à raconter et surmonter et un avenir qui ne s’écrit qu’au conditionnel, menacé comme il l’est par l’attaque à venir. A défaut de pouvoir inscrire leur amour dans le temps, ils s’attachent donc à consommer le présent, chaque minute, chaque seconde qui leur est offerte. Là peut-être, plus encore que dans les missions parfois dangereuses, est illustrée la plus puissantes des résistances au fascisme et à l’état de guerre lui-même.

Pour qui sonne le glas - HZPour rendre compte de toutes ces échelles qui se mêlent – du conflit national aux relations les plus intimes, avec d’autres ou soi-même –, l’écriture d’Hemingway oscille entre la description technique de faits – des stratégie, des positions, du matériel… –, celle toute aussi précise des gestes les plus simples et les plus quotidiens – qui donnent à chaque jour une densité, une ampleur épique –, et le lyrisme que suscitent l’amour mais plus encore le spectacle du peuple espagnol – le plus contrasté et le plus passionné selon le narrateur. Dans ces jeux de perspective, le grand se reflète dans le petit, et l’histoire abordée par le prisme d’individus plutôt que par le récit de grandes batailles retrouve son caractère humain – avec toute l’ambivalence contenue dans ce terme, de la faiblesse à la fraternité.

F.

[1] En épigraphe du roman, Hemingway place cette citation de John Donne, poète anglais du XVIIe s. : « Aucun homme n’est une île, un tout, complet en soi ; tout homme est un fragment du continent, une parti de l’ensemble ; si la mer emporte un motte de terre, l’Europe en est amoindrie, comme si les flots avaient emporté un promontoire, le manoir de tes amis ou le tien ; la mort de tout homme me diminue, parce que j’appartiens au genre humain, aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas : c’est pour toi qu’il sonne ».

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