« Exhibit B » de Brett Bailey au 104 :
« vous ne pourrez pas revenir en arrière »

Après avoir tourné en Europe, l’installation de Brett Bailey, Exhibit B, est arrivée à Paris fin novembre, d’abord au Théâtre Gérard Philippe à Saint-Denis, puis au 104 dans le 19ème arrondissement. Impossible de se rendre là-bas sans être averti de la polémique soulevée par cette œuvre, qui a été remise en cause, qui a failli être annulée grâce à une pétition, et qui a déclenché de violentes protestations. La performance est pensée tout autrement une fois vue, vécue, et c’est alors bien moins l’art qui est en cause que la question noire.

L’installation a en effet suscité la colère et a rouvert le débat sur l’histoire coloniale, sur le racisme et sur ses survivances actuelles. Ce que ses opposants ont reproché à Brett Bailey, artiste blanc qui vient d’Afrique du Sud, c’est de dénoncer les zoos humains du XIXe siècle en reproduisant un dispositif semblable, qui leur paraît être une forme de racisme déguisée qui dégrade la communauté noire. C’est aussi de déposséder les Noirs de leur mémoire, de les priver de la parole, de s’en servir pour faire parler de lui. Pourtant, il semble évident quand on ressort d’Exhibit B que Brett Bailey veut dénoncer, condamner le racisme, forcer les mémoires pour empêcher l’oubli ou la négation de l’histoire. Ici, il s’agit moins de prendre parti que de rendre compte d’une expérience, d’un vécu, nécessairement subjectif, encore sous le coup, voire sous le choc.

21h45, métro Riquet sur la 7, il fait nuit, les passants sont rares. Peu avant le boulevard d’Aubervilliers où se trouve le 104, il y a des camions de CRS avec des hommes tout équipés de protections, sereins mais qui en imposent. Les rues sont très calmes, et ce n’est pas du tout une foule de manifestants qui nous accueillent devant l’entrée comme ça a pu être le cas au TGP. La présence des forces de l’ordre produit presque un effet contraire, ils signalent plus la menace potentielle, qui a été, qu’un sentiment de sécurité. Il en va de même pour les barrières qui suggèrent une foule absente, bruyante voire violente. Comme à l’entrée d’un club privé, sans la perspective de danse, de musique, d’alcool et de rire, il faut donner son nom et recevoir un laisser-passer sous forme de bracelet rouge, « pour pouvoir circuler librement » nous dit-on. Librement.

On est ensuite escortés à deux ou trois dans l’enceinte du 104, grâce à des badges qui ouvrent les portes devenues grilles et des contrôles de bracelets, accompagnés des conversations d’un talkie-walkie qui annoncent notre venue, qui répètent nos noms. Dans le hall, nouvelle liste, nouveau contrôle, et édition du ticket, du sésame. On est là très très loin de l’effervescence des théâtres à quelques minutes de la représentation, quand le foyer vibre de conversation et de vie. Malgré le sourire de tous les responsables qui nous guident, la chaleur de leur accueil, l’ambiance est pesante, carcérale, et la structure en béton des anciennes Pompes funèbres de Paris n’arrange rien. La mise en condition ne s’achève pas là, il faut encore nous dépouiller de nos manteaux et de nos sacs, puis carrément passer à travers un portail de sécurité.

A plusieurs, on constitue finalement un groupe d’une vingtaine de personnes, et l’on est emmenés plus profondément encore dans les lieux, jusqu’à ce qu’une Noire annonce les règles de l’installation – pas de photographies, un silence complet, pas de retour en arrière mais autant de temps que l’on souhaite devant chaque « tableau vivant ». Ce n’est pas encore tout, il faut prendre place sur des chaises rangées tout en longueur, sur lesquels se trouvent des numéros disposés aléatoirement. La jeune femme s’assied à un petit bureau, et appelle un à un chaque numéro, dans un ordre lui aussi aléatoire, ce qui fait dire à un homme derrière moi : « Mais c’est quoi ce délire ? C’est pas sérieux… », avant qu’il ne soit ramené au silence. De longues secondes séparent chaque entrée dans la salle. J’ai le numéro 8, je crains d’entrer dans les premiers, et finalement j’attends près d’une quinzaine de minutes, avec les derniers, ce qui laisse monter une certaine angoisse, sur fond d’une musique lointaine, là-bas. Je regarde mon chiffre, qui tourné à l’horizontale dessine deux yeux, et pose déjà la question du regard, avant même d’entrer. Réduits à un numéro, à attendre qu’il soit appelé comme au loto ou l’abattoir, surgit inévitablement la mémoire de la Shoah, un autre passé tout aussi douloureux que celui dont il va être question, peut-être plus proche. En réalité, la performance a déjà commencé, dès les premières minutes de notre arrivée.

Enfin il faut y aller, pousser la porte, et découvrir une salle sombre, se faire surprendre par une odeur de transpiration, et s’approcher de deux installations qui attirent dans des îlots de lumière tamisée. A droite, la mise en scène d’un couple dans son habitat supposé naturel, entouré de trophées d’antilopes et de gazelles, avec une table sur laquelle se trouvent un singe empaillé et un nuancier de couleur, couleurs de la peau et de la pilosité, comme ceux des peintres en décoration. Deux corps sont présentés, en tenue pseudo-tribale, avec des mètres rubans autour des cuisses et des bras, dont la peau est lissée au point d’avoir un aspect presque plastique, de mannequin, comme dans les muséums d’histoire naturelle. Et pourtant ils imposent leur présence bien vivante, non passive, par leur regard, insoutenable avant même d’avoir été croisé, déjà pesant dans le silence qui l’entoure, par lequel tout passe. On regarde et on est regardé, mais il ne s’agit pas d’initier un bras de fer, d’entrer dans un rapport de force, puisqu’il faut précisément en sortir. Intimidés, nos yeux interrogent, expriment, malgré justement l’inexpression de leurs visages. La performance physique apparaît d’emblée comme hallucinante, ils sont totalement immobiles, pas un bout d’eux ne bouge, à part leur ventre au rythme de leur respiration et leurs yeux. Ils sont inexpressifs, terriblement figés, comme des êtres de cire, ou ces personnes qui se déguisent dans les rues et s’efforcent d’être aussi immobiles que des statues pour attirer les passants et récolter quelques pièces.

Les rôles s’inversent, c’est nous spectateurs qui exprimons, qui ne pouvons nous retenir d’exprimer en silence de la douleur, de l’indignation, de la révolte, qui devenons acteurs, personnes à regarder, visages à déchiffrer, ce que les artistes font de manière impassible. Le regard n’est pas un échange, rien ne passe d’eux à nous, ni accusation, ni pardon, ni désespoir, ni fatigue, ni ennui, rien si ce n’est une fermeté qui les imposent de façon affirmative, ce qui laisse chacun libre de projeter ce qui l’habite, de gérer comme il peut cette situation de malaise. L’œuvre est si ouverte qu’elle doit laisser place à toutes les émotions, rage, pitié, indifférence, recul réflexif… Tout est imaginable.

Cette liberté se retrouve dans la déambulation et son rythme. Ici, on ne peut se réfugier au fond d’un fauteuil, il faut avancer, s’arrêter, regarder, repartir, et craindre chaque nouvelle étape. Toutes produisent une forte impression, que ce soit par la mise en scène du tableau ou par le cartel qui l’accompagne, qui révèle par exemple que ce ne sont pas des morceaux de pain dans ce grand panier qu’un homme tient, mais bien des mains en latex, les mains qui ont été coupées aux ouvriers qui ne récoltaient pas assez de caoutchouc au Congo. Sont frappants aussi les deux jeunes immigrés présentés de façon brute, sans aucun décor cette fois, avec simplement le cartel qui dit « objet trouvé » et une fiche d’identification – nom, prénom, date de naissance, date d’arrivée en France, religion, taille… Ils incarnent des formes de racisme et de violence actuelles avec leurs habits du quotidien et ces informations, qui cette fois semblent correspondre à ce que sont les acteurs, à ce qu’ils ont vécu. On pourrait les croiser n’importe où – l’un d’eux est né la même année que moi – et ils sont là, porteurs de leur histoire, immobiles, qui nous suivent du regard.

Entre eux deux se trouve une très belle odalisque noire dans une chambre d’officier colonial blanc. Elle est de dos assise sur un lit, le buste découvert, avec une grosse chaîne qui part de son cou. Un miroir révèle son visage et permet de saisir son regard, que l’on recherche cette fois, qui semble sondable puisqu’il est médié, et aussi parce que l’on passe de la paralysie à la reconnaissance à mesure que l’on progresse, qu’il faut un échange pour remercier ces performeurs. A mesure que l’on avance, une musique douce, de deuil, se fait de mieux en mieux entendre et restaure de la douceur, de la vie, de l’humain. Il attire vers lui, mais il faut encore passer quelques stations de ce chemin de croix, dont une autre par exemple, qui oblige à entrer dans une cage pour lire un cartel et s’approcher d’une femme placée de l’autre côté du grillage, pour évoquer cette fois la ségrégation. Le rapport s’inverse pour de bon, moi, blanche, suis en cage et regardée par une Noire. Jusqu’à la fin, chaque nouveau tableau est un nouveau choc, même si inévitablement, on s’habitue, ou du moins on se prépare. Le dernier, quoique d’une violence similaire, apporte du réconfort. Quatre hommes, la tête isolée du buste par des caissons blancs pour suggérer qu’elles sont coupées, chantent. Ce sont eux qui emplissent tout l’espace de leurs voix et qui nous accompagnent depuis un moment. Cette fois leur regard est oblique, ils ne sont pas là pour nous regarder mais pour chanter, chanter un chant polyphonique, de lamentation, inspiré de musiques traditionnelles de Namibie, et ils nous libèrent par là du face-à-face, offrent un dépassement, un pardon qui ne signifie pas oubli. Des chaises plus nombreuses qu’ailleurs invitent à se recueillir pour mettre fin à ce pèlerinage douloureux.

Une dernière salle ramène à une lumière crue et expose des affiches qui livrent l’identité des comédiens-performeurs et leur perception de ce projet. Tous ne sont pas des professionnels, mais tous se sentent concernés par l’histoire plurielle qui est ici en jeu et tous sont convaincus de la portée du geste de Brett Bailey. A côté, un rôle nous revient encore, celui d’écrire nos impressions, ou de lire celle des autres, reportées sur des feuilles qui forment un tas assez conséquent. Il apparaît alors clairement que chaque expérience est individuelle, en grande partie déterminée par notre couleur de peau et notre histoire, même si la réflexion qui en émerge est comparable. Quand l’on repart, on se souvient d’une phrase de la jeune femme qui nous a introduit dans l’installation, « Vous ne pourrez pas revenir en arrière », et cette phrase résonne et s’amplifie après coup. Finalement, par cette installation, Brett Bailey nous confronte à de l’incompréhensible, des situations qui semblent impossibles tant elles sont intolérables, et au-delà du débat artistique, les questions qu’il soulève de façon très frontale sont profondes et nécessitent d’être pensées.

F.

Pour en savoir plus sur « Exhibit B », rendez-vous sur le site du 104.

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