Seul en scène, Armel Veilhan incarne sur la petite scène du Théâtre de la Bastille le narrateur du Naufragé. Ce roman de Thomas Bernhard relate la rencontre destructrice du célèbre Glenn Gould par deux pianistes prometteurs, rompus dans leurs ambitions face à son talent incomparable. Joël Jouanneau signe l’adaptation et la mise en scène de ce spectacle à la scénographie simple, dont la force réside essentiellement dans le texte et l’interprétation du comédien.
Comme la plupart des romans de Bernhard, Le Naufragé est constitué du monologue obsessionnel d’un narrateur anonyme. Déclenché par la mort de son ami Wertheimer, son discours se focalise de façon croissante sur celui qui s’est suicidé quelques mois à peine après la mort du grand Glenn Gould. Se superposent donc dans sa langue le récit de leur passé commun à tous trois, qui débute avec leur rencontre à l’occasion de la master class du professeur Horowitz, et la situation narrative de celui qui parle, au seuil d’une auberge dans laquelle il s’apprête à passer la nuit, le jour de l’enterrement de son ami.
Ce temps de la narration est martelé tout au long du récit par l’incise « pensai-je », dont le passé simple a pour effet d’introduire une troisième temporalité, celle du présent de l’écriture. Ces incises sont en grande partie supprimées dans l’adaptation de Jouanneau, ce qui a pour effet de restituer le discours du comédien dans le présent d’énonciation de la scène.
Ainsi, quand celui-ci entre sur le plateau avant le noir qui annonce le début du spectacle, surgissant comme un spectateur en retard, il s’adresse au public. Son monologue intérieur est ainsi extériorisé, énoncé en direction des spectateurs qu’il regarde en face.
Sur la scène du théâtre, est découpé par des bandes blanches un rectangle qui délimite un espace non identifié, capable de prendre les contours des différents lieux invoqués par le discours. A l’intérieur se trouvent un piano, avec dessus une partition abîmée et un cadre photo vide, une photo jaunie de l’enfant Wertheimer au sol, et côté cour une chaise renversée et une corde, au bout duquel se trouve un crochet. L’atmosphère de désolation qui règne est accrue par le geste du comédien qui pend son manteau à ce crochet. Son ombre évoque alors le corps sans vie de Wertheimer, pendu à quelques mètres de la maison de sa sœur.
Dans un premier temps remise en ordre avec soin, cette scénographie est ensuite ramenée à son état d’origine, comme si la présence du narrateur n’affectait en rien les décombres de la vie de son ami. Les effets de lumières relativement rares contribuent à distinguer différents moments dans le monologue, jouant à faire surgir les ombres des rares éléments qui accompagnent le comédien.
En réalité, tout le spectacle repose sur Armel Veilhan, et en particulier sur l’incroyable maîtrise de sa diction. Tantôt désabusé, tantôt sarcastique, il fait entendre les voix de Glenn et de Wertheimer à travers la sienne. Son articulation, ses mimiques, l’irruption toujours juste de ses silences, son jeu avec les graves et les aigus, les différences sonores que produisent son sourire ou le relâchement total de ses muscles faciaux… tout cela donne vie au texte. Si les inlassables répétitions du texte sont atténuées par l’adaptation de Jouanneau, le comédien fait remarquablement résonner les noms propres qui le scandent et souligne les richesses de la langue de Bernhard.
Ce long débit de parole qui sonde les effets destructeurs de la quête de l’absolu en art est interrompu par deux intermèdes musicaux, interprétés par ce même comédien. En plus de révéler son passé de pianiste, ces pauses ramènent la musique au cœur de ce flux, avant que le discours reparte de plus belle.
Après les applaudissements que suscite la performance du comédien, au moment où le public se lève pour partir, il découvre au sol la vidéo muette du véritable Glenn Gould jouant. Cet usage in extremis de l’image documentaire et le dévoilement de cette possible métamorphose du rectangle au sol en écran font regretter qu’ils n’aient pas été intégrés plus tôt au spectacle. Cette technique visuelle laisse envisager la forme qu’aurait pu prendre une scénographie plus audacieuse, qui aurait pu conduire à une immersion encore plus forte dans les sinuosités du texte.
F. pour Inferno
Pour en savoir plus sur « Le Naufragé », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Bastille.