« La Barque le soir » de Tarjei Vesaas

Deux ans avant sa mort, le Norvégien Tarjei Vesaas livre La Barque le soir. Ce que l’on appelle roman par paresse ou facilité est en réalité un recueil de nouvelles, ou d’anecdotes délicatement autobiographiques. Des mondes entiers sont contenus dans ces pages, peuplés d’êtres et d’animaux extrêmement sensibles, saisis par une écriture très poétique. Un voyage envoûtant vers le grand Nord.

Fils de paysan, Tarjei Vesaas accorde une place toute particulière à la nature dans son œuvre. L’eau dans tous ses états, les montagnes et les éléments météorologiques sont ses personnages favoris. Chacun des récits dépeint un nouveau tableau, que la présence récurrente du brouillard rend impressionniste. Ils sont habités par des êtres humains, isolés les uns des autres, et par des animaux, eux aussi dotés d’âmes.

Il s’agit presque à chaque fois de la rencontre d’un personnage avec ces paysages – paysages qui sont souvent hostile mais qui recèlent de promesses et de rêves. Sortir du foyer, s’extraire de la cellule familiale, refermée sur elle-même par les monticules de neige, c’est se mettre à l’épreuve, physiquement mais surtout mentalement. Les blessures physiques ne représentent rien à côté de ce qui est vécu de l’intérieur, de la révolution irréversible qui s’opère silencieusement.

Peu de choses sont dites sur ces personnages, à peine l’essentiel, mais suffisamment pour laisser entrevoir des êtres entiers et profonds. Il arrive plus d’une fois que le narrateur fusionne avec eux, qu’il laisse échapper un « je » ou un « nous », qui trahit le vécu et met en évidence le déguisement qu’est le « il » ou le « elle ». De façon encore plus fréquente, le pronom personnel manque, et si n’était la grammaire, la langue serait alors impersonnelle, absentée de toute présence humaine.

Il arrive aussi que la narration devienne un dialogue, que le narrateur ou l’auteur parle avec lui-même, s’interroge, sonde sa propre écriture. L’acte même d’écriture est ainsi mis en jeu, comme si les nombreuses ellipses auquelles il a recours l’obligeaient lui-même à poser des questions. Cette densité, ajoutée à une mise en page très aérée, est l’un des traits de son style qui rapproche l’œuvre du genre poétique.

Dans ce qui pourrait donc passer pour de longs poèmes en prose, Vesaas tente de s’approcher au plus près des émotions, de l’être, de ses mouvements intérieurs indescriptibles. Plus d’une fois, quand les mots manquent ou que la densité est trop grande, il faut reprendre la lecture, non pas pour comprendre, mais pour tenter de percevoir ces mouvements, les faire coïncider avec les nôtres.

Certaines histoires au contraire touchent d’emblée au plus profond de l’âme. Leur clarté est telle qu’à partir d’elles sont bâtis des univers immenses, où les émotions sont puissantes et franches. Plus d’une fois, la douleur et la souffrance des personnages sont atténuées par la beauté d’une langue simple et pure, le néo-norvégien, ou au contraire par le fait qu’elles soient capable de faire naître une telle beauté.

D’un texte à l’autre, le lecteur est convié dans l’intimité des maisons isolées par les tempêtes de neige, où le silence règne mais n’est pas muet. Ou alors, immergé dans l’intériorité d’un personnage, il apprend les passions du climat et les variations infinies de la lumière. Et alors la danse des grues, l’attente amoureuse sous la neige, la mélodie ou la lente noyade sont autant de parcelles de vie profondément partagées.

Ces récits révèlent que pour Tarjei Vesaas, les gestes et les paroles ont bien moins de valeur que les émotions. Le mouvement intérieur est la plus grande preuve qui soit de la vie, et l’écriture et la lecture de ces mouvements en offrent un aperçu vertigineux.

F.

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