« Les Âmes mortes » Gogol/Kouznetsov

Analyse du passage à la scène du roman de Nicolas Gogol, Les Âmes mortes, par Anton Kouznetsov à la MC93, dans le cadre de mes recherches de M1 à Paris-Diderot sur l’adaptation de romans au théâtre.

L’œuvre de Gogol : un narrateur intrusif

Le roman de Gogol, Les Âmes mortes, pose d’emblée la question du traitement du narrateur. En effet, il est très présent tout au long de l’œuvre, par ses digressions, ses commentaires, et ses remarques humoristiques. Bien qu’il ne se situe pas au même plan que les protagonistes dont il rapporte l’histoire, ses intrusions répétées en font un narrateur-personnage.

Cette idée est renforcée par le fait qu’il ne se montre pas comme étant omniscient. A plusieurs reprises, il avoue son ignorance quant à certains détails. La confession de sa faiblesse à ne pas pouvoir parler des femmes lui ôte tout caractère neutre et l’humanise considérablement. Il va même jusqu’à se montrer soumis à son héros : ce n’est que quand Tchitchikov s’endort que le narrateur trouve l’occasion de faire son portrait depuis l’enfance, attendu par le lecteur depuis le début comme principe causal et interprétatif de ses actions, dont on ignore jusque là les motivations.

A cette omniprésence de l’instance narrative, s’ajoute le fait que l’écriture de l’œuvre est indissociable de la vie de l’auteur et de son itinéraire. En effet, l’idée de ce « poème » lui a été donnée par Pouchkine peu avant la mort de ce dernier. Au moment de sa rédaction, Gogol fuit la Russie et habite à Rome. Le projet d’origine comptait trois parties, sur le modèle de la Divine Comédie de Dante. La première s’écrit sans trop de peine et est publiée en Russie après correction des censeurs. La suivante est réécrite à plusieurs reprises, les différentes versions étant successivement détruites. Son dernier manuscrit est jeté aux flammes et précède de peu sa mort, laissant une œuvre inachevée et dont l’écriture est étroitement liée à la fin de la vie de l’auteur.

 

La question de la narration chez Kouznetsov 

–          Le narrateur incarné

Cette présence de l’auteur à travers la genèse de son œuvre conduit Kouznetsov à incarner et à fondre en un seul corps le narrateur et Gogol. L’auteur russe est donc montré assis à sa table de travail, composant son roman en même temps qu’il est joué sur scène.

Néanmoins, l’auteur-narrateur ne fait qu’encadrer le récit. C’est lui qui ouvre la pièce et la referme, mais il n’est pas constamment présent. Entre le début et la fin, le comédien, Hervé Briaux quitte ce rôle-là pour endosser tous ceux des interlocuteurs du héros, Tchitchikov.  La perméabilité des rôles qu’interprète celui qui est à la fois Gogol, le narrateur et certains personnages atteint son comble à la fin, lorsque Tchitchikov est en prison. Il est visité par un homme dont le costume est aussi sobre que celui de Gogol au début du spectacle, et peu d’indices dans le discours nous révèlent son identité. Il semble donc être le porte-parole de l’auteur et du narrateur à travers le message moral qu’il véhicule. Cela renvoie au projet de Gogol qui voulait que les parties suivantes de son roman soient plus morales.

C’est aussi cette fusion des rôles qui permet à Gogol de resurgir. Le narrateur a endossé le rôle du gouverneur mort, allongé sur la table principale, et le voilà qui « devient » à nouveau Gogol sans transition sonore ou lumineuse. On le comprend au désarroi qu’il clame et à la mallette qu’il porte, de laquelle il sort et répand les cendres du manuscrit du deuxième livre qu’il a effectivement brûlé. Cette fin elliptique, tant dans la réalité que dans le spectacle, contraire aux règles classiques de la dramaturgie, ramène à l’auteur et aux conditions d’écriture qui ont ouvertes le spectacle.

Cette instabilité de la figure du narrateur-auteur ne pose pas son incarnation comme solution dramaturgique permanente au traitement du texte narratif en dehors des dialogues. En effet, outre l’incipit et l’excipit, les scènes n’étant pas que faites de dialogues, la question du narrateur continue d’être posée. Il faut donc se demander ce qui se substitue au narrateur pour indiquer qui prend la parole et introduit les différents personnages, soit ce qui permet de faire la transition d’un épisode à un autre. A ce problème s’ajoute celui de faire entendre toutes les voix du roman grâce à trois comédiens.

–          La narration distribuée

A mesure que le spectacle progresse, la narration est répartie parmi les personnages. On l’a vu, le début du spectacle est pris en charge par l’auteur-narrateur. Une fois le contexte d’écriture mis en place, il nous raconte l’histoire de Tchitchikov, introduisant le village de X et la britchka du héros. Cela correspond aux premiers passages descriptifs du roman. Cet incipit va même jusqu’à prendre les allures d’un solo lorsque l’auteur-narrateur fait entendre lui-même les commentaires des deux vieillards qui voient arriver la brithcka (les « dit » sont prononcés et les différentes voix sont indiquées par un changement de tonalité). Néanmoins, la dernière réplique est saisie au vol par l’unique comédienne, ce qui introduit la polyphonie.

La séquence narrative n’est pourtant pas encore terminée. Tchitchikov surgit dans un éclair de lumière, imitant le geste de création de l’auteur, et son arrivée dans la ville de X et ses rencontres avec ses différentes personnalités prennent la forme d’un récit à deux voix. L’auteur-narrateur devient alors aussi personnage, pour rendre la poignée de main du héros, tout en assurant les transitions. Cette partie se dit relativement vite – en témoigne le match de ping-pong qui met en face-à-face les deux comédiens – l’objectif étant d’en arriver rapidement à l’action elle-même, c’est-à-dire le marchandage des âmes mortes de Tchitchikov auprès des différents propriétaires terriens de la région.

La narration est donc aussi bien prise en charge par le héros lui-même que par ses interlocuteurs. L’effet produit est que le spectacle, de la même façon que le roman se répartit entre passages dialogués et passages descriptifs ou introspectifs, prend la forme d’un récit tantôt raconté et tantôt mis en acte. Les scènes dialoguées sont naturellement jouées et se donnent à voir sur le mode classique du théâtre, alors que les passages descriptifs sont narrés, avec une volonté d’illustration dans le geste, les costumes ou le décor.

Le destinataire de cet objet hybride est dans les deux cas le public. Quand les comédiens jouent entre eux ils créent une illusion dont le destinataire final est le public. C’est encore plus explicite lorsque les comédiens endossent le rôle de narrateur : ils s’adressent à lui, rendant poreuses les limites entre la scène et la salle. L’illusion est donc temporaire et ne constitue qu’un des deux moyens de narration du spectacle.

 

Les autres défis posés par le roman

–          Faire entendre toutes les voix

Les voix sont multiples dans le roman, c’est ce qui le caractérise. Le metteur en scène dispose de trois comédiens pour toutes les incarner. Le héros Tchitchikov est le seul à rester tout au long de la pièce incarné par Laurent Manzoni. Tous les autres rôles se répartissent donc entre les deux comédiens restants. La voix off qui pourrait être un recours efficace pour faire entendre des voix sans les incarner, notamment celle du narrateur, n’est employée qu’à deux courtes reprises pour désigner l’administration, dans ce qu’elle a de plus impérieux et de plus inaccessible.

L’incarnation de tous les personnages est permise par la structure du roman en tableaux. Le parcours de Tchitchikov à travers la campagne russe le fait successivement rencontrer des interlocuteurs, seuls ou en couple. Outre la scène du bal, pas plus de trois personnages ne sont présents au moment du marchandage des âmes mortes.

L’enjeu est donc de les distinguer les uns par rapport aux autres de façon successives et non simultanée. Les changements systématiques de costume d’Hervé Briaux et de Véra Ermakova s’inscrivent dans cette perspective. A eux deux, ils réussissent ainsi à incarner tous les interlocuteurs de Tchitchikov, hommes, femmes, ou couple. Les costumes deviennent des éléments d’appréhension des personnages, de leur personnalité et de leurs excentricités. Ces changements répétés se font grâce aux mouvements continus d’entrées et de sorties permis par les quatre issues, une de chaque côté de la scène et deux au fond. Le sentiment qui en résulte est un grouillement, un foisonnement de personnages qui apparaissent et disparaissent sans relâche. Le seul point stable est le héros lui-même, qui reste habillé de rouge pendant toute la pièce, armé de sa cassette.

–          La question des transitions

Après l’incipit commencé à une voix et continué à deux, les épisodes narratifs sont ponctuels et la majeure partir du texte est essentiellement réduite aux dialogues du héros avec les différents propriétaires terriens qu’il rencontre. Ce qui fait alors défaut sur scène, ce sont les transitions narratives qui permettent au héros de passer d’une maison à une autre, d’un propriétaire à un autre, et les marques de la temporalité (même si elles ne sont pas déterminantes dans le récit). Dès le moment de s’asseoir, le spectateur a pu penser que les pérégrinations de Tchitchikov seraient signifiées par un parcours dans l’espace. En effet, le plateau est recouvert de tables et de chaises, organisés en îlots qui peuvent identifier des épisodes distincts. En réalité, l’essentiel de l’action a lieu au centre du plateau, les différents meubles étant recentrés selon les scènes. La scénographie a recours à une dramaturgie en tableau, caractérisés par des ambiances très différentes et par une coupure nette de l’un à l’autre.

Ainsi, le passage de chez les Manilov, dont la propriété est caractérisée par une balançoire à trois places qui descend des cintres et se balance d’avant en arrière, à la vieille Korobotchka est très identifiable. Non seulement, le héros grimpe l’escalier jusqu’à la fenêtre qui surplombe le plateau, et qui devient du même coup le seuil de chez les Manilov à travers le discours ; mais en plus, la scène est plongée dans le noir et des sons d’orages extrêmement violents et dignes des enfers résonnent pendant quelques minutes. On constate que les épisodes de la chute de la britchka dans l’orage, la rencontre de la fille du gouverneur et l’arrivée de nuit chez la vieille Korobotchka, présents dans le roman sont évacués : on retrouve le lendemain le héros allongé sur la table centrale comme dans un lit, avec à ses côtés, sa nouvelle interlocutrice en fauteuil roulant.

Les déplacements des objets du décor sont les marques les plus visibles des changements de tableaux. Le plateau, déjà encombré, est encore enrichi lors de la rencontre avec Nozdriov. Celui-ci arrive sur scène avec un orgue de Barbarie qu’il promène parmi les tables et qui est central dans la négociation des âmes mortes. De même, pour représenter l’intérieur très particulier de Pliouchkine, l’escalier est rapproché de la grande table centrale et des chaises sont entassées les pieds en l’air sur celle-ci. C’est aussi sa personnalité qui est ainsi montrée : avare, il collecte tout ce qu’il trouve et l’entasse dans son bureau. A ces éléments scénographiques s’ajoutent les changements de costumes déjà évoqués.

 

Le projet : recréer l’univers du roman

Kouznetsov n’aborde pas l’œuvre de Gogol comme une matière première qui pourrait aboutir à une pièce de théâtre. Son dessein n’est pas de réécrire le roman dans une logique de dramatisation, mais de s’en emparer pour restituer son atmosphère.

–          L’effervescence du texte

Lumières et sons sont importants dans la recréation de l’univers du roman. Les ambiances disco et les motifs sonores reproduisent la dimension farcesque du roman. Malgré la logique mimétique et de fidélité avec le texte et l’univers russe du roman, des costumes et des décors, le metteur en scène se permet certains décalages burlesques. Un bal ou une soirée chez les hauts fonctionnaires de la ville prend l’allure d’une boîte de nuit par les lumières, les sons et les déhanchés des comédiens. Cela va encore plus loin lorsque l’auteur-narrateur vient faire le point sur la situation de son héros après son tour des propriétaires. Il rapporte la réputation de Tchitchikov dans le village de X : on le dit millionnaire. Pour montrer l’effet que cela produit sur les femmes de la ville, le jingle de l’émission « Qui veut gagner des millions ? » et les effets de lumières sont repris.

L’effervescence est aussi désignée par plusieurs ressorts : les entrées et sorties multiples, le plateau qui joue autant sur l’horizontalité que la verticalité (la balançoire et l’escalier qui mène à la fenêtre), les jeux qui ont lieu sur les tables, qui servent de scènes sur la scène.

–          Les pauses narratives : le lieu de la complicité

Au cœur de cette activité incessante et de cette énergie, des pauses narratives ont parfois lieu, qui rétablissent la relation de complicité du narrateur avec ses personnages dans le roman. Ainsi, lors de la scène de la négociation entre la vieille Korobotchka et le héros, des apartés qui commentent la difficulté de marchander avec elle, les situent tous deux à un niveau différent, au-delà de la scène qui a lieu, dans une relation de créateur à création.

Ainsi, on assiste à un nouveau face-à-face entre l’auteur-narrateur et son personnage, qui fait écho à celui du début, au moment de présenter la cassette qu’il porte toujours avec lui. L’auteur-narrateur indique ses différentes parties et les objets qu’elle contient tandis que Tchitchikov les sort et les montre dans une logique pleinement démonstrative. La révélation de la cachette à billets par l’auteur-narrateur, que Tchitchikov est réticent à dévoiler, lui rend une certaine supériorité sur son personnage par rapport au roman, et confirme leur relation de complicité.

Une autre pause narrative importante prend place après que Tchitchikov a fait le tour de tous les propriétaires et qu’il a récupéré plusieurs listes de noms de paysans morts. Il les passe en revue et imagine la vie de ceux-ci, en dialogue avec l’auteur-narrateur. Pour montrer la fusion de leurs deux rôles, l’auteur-narrateur s’assied à l’endroit-même où était Tchitchikov quelques secondes auparavant et lui évoque les noms des paysans auxquelles Tchitchikov s’adresse dans une série de prosopopées. Cette substitution elle aussi renvoie à une intimité profonde entre les deux figures.

Au moment de rencontrer Sobakevitch, c’est Tchitchikov qui endosse le rôle du narrateur pour présenter le personnage rustaud auquel il va avoir à faire. De même, le message programmatique du père, rapporté à la fin du roman comme une marque de sa destinée (« […] surtout économise, amasse des sous : il n’y a rien de plus sûr au monde […] ») est communiqué par Tchitchikov, inséré plus tôt dans le spectacle, entre deux entretiens avec des propriétaires. Dans une ambiance sombre d’entre-deux, son manteau sur la tête, il prend un ton grave qui donne de l’importance à ces paroles.

–          L’inachèvement

Une autre dimension de l’œuvre, non-négligeable, est aussi présente à travers la mise en scène : son inachèvement. Ce morcellement et cette dé-composition semble être annoncée par le fond et le décor : les murs sont faits de morceaux de matières différentes apposés et les chaises encombrent le plateau en différents endroits.

Le metteur en scène s’en tient à la première partie qui est la plus aboutie et il ne tente pas de dramatiser le roman lui-même. A la fin, le héros se retrouve livré à lui-même sans que l’auteur ait donné une suite à son histoire. Une digression lyrique sur la Russie et ses routes, qu’il déclame lui-même, fait la transition avec la destruction du manuscrit de la deuxième partie et la mort de Gogol. Ce qui est dramatisé, plus que le roman, c’est son écriture.

 

Bibliographie :

– Nicolas Gogol, Les Âmes  mortes, trad. d’Henri Mongault, Gallimard, coll. « Folio Classique » 2008.
– Les Âmes  mortes d’après Nicolas Gogol, adaptation et mise en scène d’Anton Kouznetsov à la MC93 de Bobigny, du 29 septembre 2011 au 3 octobre 2011.

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