« Les Lettres persanes » de Montesquieu

De l’esprit des lois est l’œuvre majeure de Montesquieu, à laquelle il a consacré près de vingt ans de sa vie. Bien que le cadre soit plus romanesque, sa trace est sensible dans les Lettres persanes. Grâce au regard vierge de deux persans, l’auteur y dresse un portrait critique de l’Europe du XVIIIe siècle, confronté au monde oriental. L’œuvre aborde ainsi une grande variété de sujets qui rend sa lecture extrêmement riche.

LettresMontesquieu reprend le procédé en vogue à son époque de l’observateur étranger pour s’interroger sur les mœurs et la politique de son temps. Cet artifice romanesque est redoublé par un autre choix qui structure l’ensemble de l’œuvre : celui du genre épistolaire. Après un avant-propos supposé faire croire au lecteur que l’auteur n’a fait que rassembler les lettres qui composent l’œuvre, celui-ci se place en retrait par rapport à ses personnages, et démultiplie les voix.

Les deux principaux acteurs de cette mise en scène sont les persans Usbek et Rica, partis pour un long voyage jusqu’à Paris, où ils s’établissent plusieurs années. Délaissant leur sérail et leurs traditions – ramenés à leurs esprits à intervalles réguliers grâce au fidèle eunuque d’Usbek – ils vont se confronter à la culture occidentale, si étrangère à leurs yeux.

Par leur voyage, l’Orient et l’Occident sont ainsi mis dos à dos, notamment au travers de la religion, du comportement des femmes et de la politique, les trois sujets les plus récurrents d’une lettre à une autre. Usbek comme Rica s’étonnent ainsi de l’étendue du pouvoir du Pape, du célibat imposé aux moines, de la liberté des femmes et de leur frivolité, du gouvernement de Louis XIV et de la régence de Philippe d’Orléans.

Lettres persanesLe format épistolaire de l’œuvre permet également d’aborder des sujets plus anecdotiques, comme l’architecture, la mode ou la médecine. De même, suivant la tradition de La Bruyère et de ses Caractères, Rica brosse à plusieurs reprises les portraits de personnages-types de la société, bâtis à partir de ses observations et de ses conversations avec des Français.

L’Orient trouve également sa place dans ces correspondances croisées, non seulement dans le point de vue des deux observateurs mais aussi grâce aux lettres qu’ils reçoivent de leur pays. Le grand eunuque écrit à plusieurs reprises à Usbek pour l’informer de l’état de son sérail depuis son départ, et lui redire son entière soumission. Là, c’est autant le contenu de ces lettres que leur style, très proche de celui du Cantique des Cantiques, qui évoquent l’Orient mythique des Mille et une nuits.

Outre ces deux voyageurs, qui s’adressent à un nombre relativement limité d’interlocuteurs, une quantité de personnages se fait entendre dans cette œuvre. A de multiples reprises, Montesquieu produit des effets d’enchâssement qui mettent parfois en péril la vraisemblance de son artifice romanesque. Non seulement les deux compères rapportent à plusieurs reprises des conversations entières qu’ils ont tenues avec un tiers, mais ils reproduisent parfois dans leur intégralité des lettres écrites par des personnes croisées sur leur chemin.

Lettres persanes - MLa forme épistolaire de l’œuvre permet ainsi à l’auteur de traiter sous différentes formes une immense variété de sujets, la plupart du temps agencés de façon à créer des contrastes qui donnent un rythme entraînant à la lecture. Du fait de cette grande liberté, il arrive à plusieurs reprises que le court format de la lettre prenne les contours de l’essai, cher à Montaigne, comme le montre la raréfaction des marques d’adresses aux destinataires et des formules de politesses finales, à mesure que l’oeuvre progresse. Cette tendance est plus perceptible encore quand plusieurs lettres placées à la suite les unes des autres traitent d’un même sujet, plus vaste que d’ordinaire.

Néanmoins, la dimension romanesque des Lettres est rappelée au lecteur dans le dénouement de l’œuvre, dans lequel Montesquieu exploite le plus avant la forme épistolaire pour laquelle il a opté. Ayant eu soin de dater chacune de ses lettres, il exploite l’impuissance d’Usbek à asseoir son autorité dans son sérail, en soulignant le fait qu’il faut cinq mois pour envoyer une lettre de la France à la Perse à son époque.

La richesse des voix et la diversité des thèmes, redoublées par des variétés de registres et de tons, rendent la lecture de cette œuvre tout à fait passionnante. Traitant des matières légères comme des plus graves, Montesquieu invite à la réflexion sur une quantité de sujets, dont la plupart est d’une actualité surprenante malgré un ancrage fort du roman dans son époque. La philosophie et le plaisir de la fiction se rejoignent ainsi dans cette œuvre, qui fait voyager dans le temps et l’espace.

F.

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