« Dans la jungle des villes » de Brecht à la Colline

Le grand plateau de la Colline n’est pas là pour impressionner Roger Vontobel. Le jeune metteur en scène suisse-allemand en exploite les ressources avec aisance pour monter la pièce de Brecht, Dans la jungle des villes. Prenant ses libertés par rapport au texte pour n’en garder que la dimension universelle et atemporelle, Vontobel propose un spectacle dense mais esthétiquement somptueux.

M. Shlink, un riche malais négociant en bois, est prêt à acheter mille dollars l’opinion de George Garga, pauvre disquaire qui, grâce à ce travail, fait survivre ses parents dans un taudis. En échange de cette somme, multipliée à sa guise, Garga doit simplement accepter d’affirmer que le film qu’il méprise est bien. Son refus déclenche un combat destructeur et sans fin entre les deux hommes.

Par cette seule altercation, eux que tout opposent se trouvent pris dans une relation complexe de maître à esclave, dans laquelle celui qui possède l’argent et l’autorité n’est pas forcément le mieux placé. Garga revient à Shlink, irrémédiablement attiré, et se fourvoie dans le pouvoir que lui offre le second : il lui lègue toute sa fortune et se soumet à lui comme sa « chose », prêt à vendre deux fois son bois.

Dans leur course vers l’anéantissement mutuel, sont entraînés tous ceux qui les entourent : la famille de Garga, encore plus pauvre malgré l’argent que leur rapporte péniblement Shlink, désormais mineur de charbon ; la sœur de George, Marie, dont la pureté et la virginité sera entachée de tant de noirceur ; Jane, soumise à l’alcool et aux désirs masculins ; et les hommes de confiance de Shlink, faibles face aux billets de banque brandis par poignées. Tous assistent à cette destruction sans pouvoir les en empêcher, et eux-mêmes sont pris dans ce tourbillon.

Le commentaire de la pièce sur elle-même est sporadique par rapport aux échanges des hommes, ivres de boissons et de pouvoir. Sa dimension sociale est seconde par rapport à la fable, et c’est ce qui fait sa force. La liberté, la vie et la justice sont présents, mais ce dont il s’agit avant tout, c’est de théâtre, et la scène de Vontobel l’illustre à merveille.

Les grandes tirades que l’on peut trouver dans le texte, sur la nécessité de rompre l’ordre de l’injustice ou sur le prix de la liberté, sont engagées dans une concurrence positive avec des moyens scéniques multiples et divers. Musique, vidéo et lumières accompagnent les comédiens dans leur superbe dépense d’énergie.

L’image filmée précède le théâtre, avec une scène initiale dans la vidéothèque qui laisse présager du talent des artistes et de la qualité du spectacle. Se substituant au rideau, l’écran se lève et révèle le plateau, occupé en partie par des instruments qui rythment le spectacle entre musique rock et basse continue. Un fond composé de lumières oniriques apparaît, avant de s’effondrer sur lui-même et de faire entrevoir une technologie magique qui libère les points lumineux de tout fil, pareils à des lucioles.

Les espaces sont suggérés par des canapés de luxe ou des matelas de misère selon les occupants et les boissons alentours. Vontobel joue également sur la verticale en employant des trappes et des échelles qui créent des relations entre ces lieux plus mythiques que réalistes. La jungle urbaine n’est pas particulièrement Chicago, comme dans le texte de Brecht, mais un Far West contemporain dans lequel le shérif est impuissant à maintenir la justice.

Dans cet ensemble composite, le public est parfois pris à parti au micro, juge d’un procès dont il lui manque des pièces pour discerner le bien du mal, l’humain de l’inhumain ou simplement le bourreau de la victime. Il s’agit moins de comprendre pourquoi ils luttent que de comprendre qu’ils luttent, que le combat qui les oppose est semblable à un match de boxe : pour le pur plaisir.

Le corps-à-corps final, saisi de tous les côtés grâce à la tournette qui figure le tourbillon dans lequel ils sont pris, est grandiose. La complexité de leurs sentiments, haineux et amoureux, violents et tendres, profondément inextricables en somme, dit la dimension vitale de cette lutte. Cette fable complexe, « métaphysique » dit Vontobel, qui nous échappe une bonne partie du spectacle, devient finalement familière.

La beauté de la scénographie, en contraste avec la dépravation physique et morale qui règne, nous fait affronter sans peine l’hésitation et l’incompréhension qui nous saisit d’abord. C’est une prouesse qui nous fait dire que l’on aime, sans savoir précisément pourquoi – mais peu importe.

F. pour Inferno

Pour en savoir plus sur « Dans la jungle des villes, rendez-vous sur le site de la Colline.

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