Enfin un nom inconnu dans la programmation du Festival d’Avignon, et avec lui la promesse d’une découverte : il s’agit de celui de Mario Banushi, artiste de 26 ans qui a grandi entre l’Albanie et la Grèce. Ce dernier pays a reconnu la qualité de son travail déjà, de son premier court-métrage et de ses deux précédents spectacles. Avignon contribue à cette notoriété grandissante en programmant MAMI, créé en février dernier, qui sera repris au Théâtre de l’Odéon la saison prochaine, ainsi que Goodbye, Lindita, qui date de 2023. MAMI découvre un geste artistique extrêmement délicat et un langage scénique et plastique singulier. Cette composition sans paroles autour de la figure de la mère plonge dans une rêverie dense, qui a la douceur et la puissance d’une étreinte.
Les premiers rangs du public se voient proposer des bouchons d’oreille au moment de s’installer. Cette suggestion prend la forme d’un avertissement : elle annonce une intensité sonore susceptible de heurter l’audition, et donc un geste artistique provocateur car potentiellement agressif, comme le sont ceux de Vincent Macaigne, Séverine Chavrier, Julien Gosselin ou Gisèle Vienne qui distribuent de semblables équipements à leur public. On ne le soupçonne pas encore, mais cette précaution a le sens inverse d’une agression ou d’une provocation. Elle relève du soin, du care. Si le volume sonore est parfois élevé, il n’est jamais une attaque, et le réflexe de se boucher les oreilles ne nous effleure pas. Ce geste, à l’orée du spectacle, est celui d’une sage-femme qui anticipe des besoins insoupçonnés.
Cette figure, centrale dans MAMI, s’impose rapidement. Le plateau donne à voir un petit bâtiment en parpaing, au bord d’une route déserte. Le seul indice qui relie ce bout de campagne désolé à une ville est un lampadaire, qui tout à coup s’allume. Le soudain éclairage, quoique faible, attire l’attention d’une vieille femme qui sort pieds nus, en chemise de nuit, et qui s’avance à petits pas pour constater l’événement. Avant elle, une jeune femme enceinte jusqu’au cou a sorti un sac poubelle vert et l’a déposé au bout du petit chemin dessiné par deux bandes de poudre crayeuse parallèles. L’une après l’autre, elles sont sorties de ce qui est trop petit pour être une maison, avant d’y retourner.
Le lieu désigné comme habitable bascule sur sa façade arrière et découvre un lit de camp, sur lequel la jeune femme accouche. Survient, comme un ange providentiel, une sage-femme, dans une longue robe blanche. Sa petite taille la positionne pile à hauteur du vagin de la femme, dont elle extrait un nouveau-né qu’elle enveloppe dans une serviette. Après les cris de douleur de la mère, non pas joués par l’actrice mais pris en charge par la régie son, les vagissements de l’enfant doucement bercé, eux aussi sonorisés. C’est là ce qu’on entendra de plus proche du langage, de tout le spectacle. Pour le reste, les images créées par Mario Banushi seront accompagnées de musique, enregistrée la plupart du temps ou interprétée en live de manière ponctuelle.
La scène d’accouchement est suivie par son pendant : un homme arrive avec dans ses bras sa vieille mère, qu’il allonge sur le même lit de camp, et dont il change la couche – réminiscence de Castellucci. Alors qu’il la nettoie, puis qu’il lui donne à manger à la cuillère, ses gestes de soin rapprochent la vieille femme du bébé. La franchise de ses manipulations suggère que ce n’est pas la première fois qu’il assiste sa mère. Mais la tendresse de ses regards, de ses caresses et de ses baisers contredit le potentiel agacement que ces tâches pourraient susciter. La relation mère-enfant est ensuite altérée par l’arrivée d’une jeune femme avec des oranges, qui distrait le fils du repas de sa mère. Il l’oublie un instant, avant de revenir à elle et de se détourner de la femme venue le trouver. Ce simple enchaînement, muet, suffit à exprimer toute la difficulté qu’il peut y avoir pour un homme à conjuguer dans sa vie la présence d’une mère et celle d’une compagne.
Les premières visions paraissent déconnectées les unes des autres mais elles s’enchaînent de manière fluide. À nous de tisser des liens entre elles, de nous raconter ce que l’on voit – et l’image, très nette, invite justement au monologue intérieur. L’onirisme de chaque apparition, qui trouble le réalisme de la scénographie et donne l’impression d’être face une photographie animée de Gregory Credwson, entraîne la composition de nouveaux tableaux dans le clair-obscur. On assiste à un mariage, à des immersions dans un bac d’eau, à des tours sur un vélo au phare éblouissant qui permet de miniaturiser la maison première… Chaque séquence révèle de nouvelles inspirations picturales : l’homme et la femme nus sous un voile évoquent les Adam et Ève de Cranach ou les couples de Klimt ; l’homme qui s’avance à quatre pattes, mais la tête tournée vers le ciel, ou la lutte de deux corps qui fait disparaître leurs têtes paraissent des créatures fantastiques échappées d’un tableau de Jérôme Bosch. D’autres images convoquent des artistes de la scène : quand le double jeune de la vieille femme s’élève le long du poteau électrique et flotte dans l’air, on croit retrouver la magie discrète de Dimitris Papaioannou ; et quand la jeune femme accouche des deux hommes qui l’ont précédemment évincée dans une étreinte, on pense à Castellucci, à nouveau. Des visions de rêve sont également créées avec l’élément liquide – les cheveux qui flottent au milieu des bulles d’air retenues, le lait versé qui remonte sous forme d’explosion atomique douce et silencieuse, les geysers de lait qui s’évanouissent dans les airs…
Les images d’Épinal attachées à la maternité sont troublées par ces compositions, qui ne sont jamais univoques. Il ne s’agit pas pour l’artiste de dresser à un culte à la mère. Des sentiments ambivalents sont exprimés sur un mode mineur mais pleinement lisible, depuis les toutes premières scènes. Plus encore que les gestes parfois fermes d’une mère qui rhabille une jeune femme et la coiffe, ce qui permet d’échapper à des images conventionnelles, c’est le brouillage des repères. Tout particulièrement celui des repères temporels qui confond les âges. On soupçonne rapidement que la vieille femme qui observe le lampadaire et la jeune femme qui accouche sont potentiellement une et même personne. Ou que le bébé né est cet homme adulte qui s’occupe de sa mère. Dans le désordre de la mémoire, il devient dès lors possible que la vieille femme allaite son fils adulte, et qu’elle soit elle-même nourrie au sein par la sage-femme. Mario Banushi, qui vient lui-même sur scène découper une photographie sans doute personnelle et ainsi arracher un enfant au sein de sa mère, mêle tous ses souvenirs attachés à la figure maternelle – figure plurielle dans sa biographie, qu’il enrichit des témoignages de l’équipe de six personnes qu’il a réunie.
Une dramaturgie très précise compose ce flux, qui par accumulations successives, parfois contradictoires, s’ouvre et se densifie. Alors que les moyens mobilisés paraissent faussement simples, le langage inventé très épuré, on prend la mesure de tout ce qui a servi à la composition du spectacle dans le tableau final, qui érige une stèle à la vieille mère morte. Tous les éléments utilisés sont entassés sur son corps gisant, jusqu’à la maison miniature. L’accumulation, qui exprime l’hommage rendu par les proches mais qui prend des allures de déchetterie qui dit l’ampleur des affaires qui restent sur les bras des vivants après un décès, permet une ressaisie de tout le spectacle. Elle fait prendre la mesure de toutes les images que Mario Banushi a très délicatement déposées dans nos mémoires sensibles, qui permettront de formuler ce qui est parfois trop complexe pour trouver une forme satisfaisante dans le langage articulé.
F.
Pour en savoir plus sur MAMI, rendez-vous sur le site du Festival d’Avignon.