La dernière création de Julie Duclos, Grand-peur et misère du IIIe Reich, en tournée depuis septembre, arrive à l’Odéon en ce début d’année. La metteuse en scène qui a commencé avec des matériaux non destinés au théâtre – Fragments d’un discours amoureux de Barthes et La Maman et la Putain d’Eustache dans Nos Serments –, s’est ensuite mesurée à des œuvres du répertoire : Juste la fin du monde de Lagarce, Kliniken de Lars Norén, et désormais un texte de Brecht. Cette œuvre a la particularité d’être composée de scènes indépendantes les unes des autres, liées entre elles par le contexte dans lequel elles s’inscrivent, l’Allemagne, entre 1933 et 1938. La metteuse en scène ne monte qu’une partie de ces scènes, mais c’est suffisant pour raconter comment un climat de terreur s’est insinué dans les moindres relations humaines et sociales après l’accession d’Hitler au pouvoir, et plus encore pour démontrer la nécessité d’opposer au fascisme une pensée complexe et nuancée.
Une lumière crépusculaire chaleureuse invite à détailler une table jonchée des restes d’un repas : des verres encore remplis de vin, des serviettes chiffonnées, des assiettes et des tasses… La musique pesante reprise en boucle indique que la fête qui a eu lieu n’est pas absolument légère, on imagine un festin de grands dignitaires. L’impression est confirmée par une série de surtitres qui relatent de manière sentencieuse le résultat des élections de 1933 qui donnent accès au pouvoir à Hitler et qui est suivi d’une série de mesures restrictives. La table est ensuite débarrassée par deux femmes, tandis que fait irruption un SA, amant de la plus jeunes, qui vient manger un bout à la table avec ses nouvelles bottes. Arrive ensuite le frère de la plus âgée qui vient réparer la radio des maîtres de la maison, individu que le SA regarde de manière suspicieuse car il n’a pas salué correctement, d’un distinct et fier « Heil Hitler ! ».
Le SA parade et propose de montrer aux personnes rassemblées comment il s’y prend pour envoyer les chômeurs qui lui paraissent douteux au travail volontaire, sans même qu’ils s’en rendent compte. Pour ce faire, il invite l’ouvrier à jouer un rôle et à dire des propos qui pourraient attirer sur lui des soupçons, mais celui-ci se montre réticent, pressentant un éventuel piège. Sous l’insistance du SA qui donne l’exemple en déclarant des choses condamnables, il finit par se laisser convaincre et se prête à l’exercice de la manière la plus prudente possible. Même si le SA prétend rester bon public, une menace pèse sur l’ouvrier, et il semble justifié de l’inviter à être prudent après cette confrontation dont on entrevoit les possibles conséquences.
La scène est ensuite reconfigurée grâce au déplacement d’un gros bloc vitré d’un côté à l’autre de la scène, grâce auquel on passe d’un intérieur bourgeois au bureau d’un juge qui doit « trouver le droit » dans une affaire incompréhensible. Dans cette scène, Brecht ne nous met pas en capacité d’apprécier le cas qui mêle des SA visiblement en tort, un juif et un marxiste, dans une altercation qui a impliqué la disparition de bijoux. Les faits sont confus et deviennent encore plus illisibles à partir des différentes versions qui en sont offertes au juge par des interlocuteurs qui les biaisent pour mettre en valeur des intérêts contradictoire. Ce qui est donné à comprendre, en revanche, c’est la difficulté de l’homme de loi à trancher, à prendre la bonne décision, non pas tant au nom de la justice que pour « la communauté du peuple » érigée en valeur supérieure par le Reich au détriment d’une bonne partie du peuple, ou simplement pour se protéger lui-même, alors que la rumeur gronde, qu’une foule attend son verdict au-delà des portes de son bureau.
À chaque nouvelle scène, écrite à partir de témoignages et d’articles de presse contemporains de cette période que Brecht explore, les surtitres indiquent une ville d’Allemagne, une date comprise entre 1933 et 1938, et un titre – « La délation », « La femme juive », « Le mouchard », « Celui qu’on a relâché », « Le Sermon sur la montagne », « Secours d’hiver », « Physiciens », « Le paysan nourrit la truie »… Cette collection de tableaux qui offre la possibilité d’en préférer certains à d’autres illustre la façon dont la terreur s’infiltre dans toutes les strates de la société et dans tous les rapports, sociaux et intimes. Chaque scène s’attache notamment à montrer la façon dont le langage nécessite d’être surveillé de près à tout instant et dans toutes circonstances, jusque dans la cellule familiale : est-ce que l’enfant qu’on a envoyé se promener ne serait pas parti dénoncer son père qui aurait émis malgré lui non pas des critiques, mais des réserves ? Tout le monde doute de tout le monde, et, de manière kafkaïenne, ceux qui craignent d’être punis se mettent à douter d’eux-mêmes, torturés par la crainte et la culpabilité. Si l’ordre des scènes n’est pas chronologique, progressivement, à cette grand-peur d’être accusé de lèse-majesté à l’égard du Reich s’ajoute progressivement la misère induite par une économie de guerre, misère qui fait vaciller jusqu’aux convictions de ceux qui ont voté pour Hitler.
Il y a certes une scène où l’on voit des SA arrêter une femme qui tient un livret de comptes qui prouve l’inflation et dénonce en creux la politique d’armement du pays. Mais la plupart du temps, il n’est pas nécessaire de représenter l’autorité de manière aussi démonstrative. L’enjeu est plutôt de montrer les différentes façons dont s’exerce le pouvoir et de mesurer à quel point l’intériorisation de son contrôle suffit à son exercice. Si la tendance globale est claire, l’exercice de lecture de l’autocensure et de la négociation permanente entre vérité et prudence est exigeant. Les dialogues qui paraissent presque encodés ne laissent que deviner des situations parfois difficiles à trancher, qui donne à plusieurs reprises lieu à des dilemmes. Brecht nous apprend de cette façon à entendre tout ce que tait la femme juive qui veut quitter le pays pour sauver son mari, ou à écouter ce que sous-entendent des physiciens qui reçoivent des résultats d’Einstein et qui craignent d’être écoutés dans leur lecture. La terreur est telle qu’il n’est pas même possible pour un prêtre de laisser tomber le masque de la propagande devant un homme à l’article de la mort.
C’est ce débat avec le langage et sa déconnexion avec la pensée et les sentiments qu’observe Julie Duclos avec les dix acteurs et actrices qu’elle a réunis. Son geste de mise en scène se résume pour le reste à un léger travail de dépoussiérage du texte : le centre où se réunissent les chômeurs s’appelle Pôle emploi, et les costumes, à l’exception de ceux des SA, sont assez neutres et n’ancrent pas de manière excessive dans l’Allemagne des années 30. Suivant la même logique, les accessoires sont limités et l’espace dessiné par Matthieu Sampeur, reconfiguré à chaque scène, est épuré et souligné de manière nette par les lumières de Dominique Bruguières. Quelques images vidéo viennent parfois suggérer un au-delà au plateau et il se tisse parfois des liens d’un personnage à l’autre par le retour d’un même acteur, mais l’essentiel réside dans la direction d’acteur, dans le jeu et le travail des corps, dans les silences, les regards alentours, les gestes discrets et les paroles retenues au dernier moment. Cette façon d’inscrire l’autocensure dans la chair, à rebours de toute forme de distanciation, confère de la densité aux personnages. Certains se distinguent tout particulièrement : Philippe Duclos en juge, Étienne Toqué en mouchard, Mexianu Medenou en prisonnier libéré, Pauline Huruguen et Myrthe Vermeulen, captivantes dans chacun de leurs rôles…
L’accumulation de ces scènes prend finalement la forme d’exercices d’observation et de réflexion qui donnent à voir l’ampleur et la diversité des déchirements provoqués par la politique du Reich et la puissance d’infiltration de la pensée unique qu’il prône. Le texte de Brecht démontre également, malgré lui, la paralysie qu’entraîne une telle politique, la difficulté d’y résister – et la dernière réplique adressée à la salle, « Faites de choses qui changent ! », semble désespérée. Mais ce n’est sans doute pas cela que veut montrer Julie Duclos. Le spectacle retentit comme une mise en garde, il invite à se prémunir pour l’avenir en opposant le dialogue, l’écoute, la nuance et l’analyse critique à la manipulation des peurs et de la misère à la faveur d’une pensée délétère.
F.
Pour en savoir plus sur Grand-peur et misère du IIIe Reich, rendez-vous sur le site du Théâtre de l’Odéon.
C’était mauvais Julie D!!! les comédiens jouent faux sauf le juge. C’est ennuyeux, didactique, scolaire, pontifiant. Pas de théâtre, mais du texte souvent mal dit. Au début j’ai cru que c’était un parti pris…aprés, on est partis.