« Ferdydurke » de Witold Gombrowicz

Ferdydurke est l’une des œuvres les plus connues du Polonais Witold Gombrowizc. Dans ce roman, l’auteur explore les thèmes qui lui sont chers – l’enfance, l’immaturité, ou l’aliénation sociale – au travers d’un personnage qui traverse malgré lui différents milieux. De l’école à la bourgeoisie de campagne, en passant par une famille citadine dite moderne, Gombrowicz dénonce les injonctions déformantes de la société qui infantilisent et dépersonnalisent les êtres, qui entrave leur liberté et l’épanouissement des possibles.

Ferdydurke - GombrowiczLe narrateur, Joseph, est un adulte de trente ans qui préoccupe ses tantes car il n’a pas encore trouvé sa place dans la société. Sa singularité dérange ceux qui sont à la recherche de l’ordre, de la normalité, mais en un instant, sa situation est bouleversée par l’arrivée dans sa chambre de Pimko, un maître venu se charger de son éducation. L’absurdité de la scène est au moins aussi grande que celle qui préside au Procès de Kafka, lorsque deux hommes viennent arrêter K., sans raison apparente, et l’aventure qui s’engage alors, extrêmement dense dans son déroulement temporel, contenue en quelques jours à peine, est tout aussi folle.

Joseph est aussitôt réduit au sobriquet de Jojo par Pimko, qui entreprend de le « cuculiser », de l’infantiliser, de le ridiculiser pour le faire régresser et lui rendre une forme primaire, malléable. Ramené de force à l’école, il est incapable de se révolter, de reprendre le dessus, soumis à la puissance du maître qui nie son être et son état, puis pris dans les polémiques qui divisent les enfants de l’école. De personnage principal, il devient alors pour un temps observateur des dissensions entretenues par les maîtres entre les Adolescents et les Gaillards, pour les maintenir dans l’enfance, dans l’immaturité. Jojo assiste meurtri à leurs combats de grimaces qui leur déforment la gueule, seulement interrompus par les cours qui démontrent les méthodes antididactiques à l’œuvre pour les assujettir et les empêcher d’acquérir une quelconque forme de savoir qui servirait leur émancipation.

La deuxième partie du roman se focalise ensuite sur la famille dans laquelle est placé Jojo, une famille « moderne », qui revendique des idées et des mœurs avant-gardistes. Le pensionnaire y apparaît comme un contre-point capable de les conforter dans leur position, tout particulièrement lorsqu’il se trouve face à Zuta, la jeune fille de la maison, sportive, inculte et indifférente. Par son assurance, elle affaiblit encore Jojo, travaille à son tour à son rapetissement, avant que celui-ci n’entreprenne de renverser la tendance. Pris dans un rapport dialectique, il assume son rôle d’antimoderne plutôt que de s’en défaire et met tout en œuvre pour détruire l’idéal de la famille et la forme qu’ils se sont donnés pour affronter le réel.

Ferdydurke - vertUne fois qu’il les a réduits à néant, libéré de leur emprise, Jojo prend la fuite, en quête d’un épanouissement verdoyant. Mais son camarade de classe Mientus décide de le suivre et le soumet à son tour à son idéal, en quête d’un valet de ferme pur de toute formation, de toute culture, livré à l’état brut. D’étapes en étapes, ils finissent chez une tante de Jojo, qui les contraint à vivre selon son mode de vie, que Jojo doit une nouvelle fois dynamiter pour revenir à lui, mais encore un fois condamné à rester sous la dépendance d’un autre, contraint de porter des valeurs qui ne sont pas les siennes, éternellement prisonnier.

Par deux fois, l’intrigue est interrompue par deux récits mis en parallèle, soigneusement introduits par un chapitre liminaire. En plus de donner à voir d’autres exemples de luttes, d’agressions interhumaines, ces pauses sont l’occasion pour Gombrowicz de réfléchir à son œuvre, d’en mettre en valeur et en scène les ressorts, les effets de cohérence, d’en exhiber la forme. Il anticipe donc les lectures critiques qui pourraient être faites de son roman et ce faisant les invalide, les déconstruit, et dément l’unité de l’œuvre, son sens, jusqu’à la déformer à son tour. Ainsi, de la même façon que Jojo s’attache à affaiblir Zuta en dissociant son nez du reste de son corps en l’amenant à renifler malgré elle, Gombrowicz insère ces parties afin de mettre en danger l’unité de son œuvre qui serait sans cela trop linéaire, trop uniforme.

L’un après l’autre les mondes que traverse Jojo dans sa fuite sont ainsi dénoncés pour l’uniformité qu’ils veulent imposer à celui qui n’a pas de forme. Les critiques, jamais explicites, seulement perceptibles par la mise en scène de ces univers, en sont d’autant plus acerbes et sans appel. Gombrowicz apprend par cette œuvre que seul le ridicule peut en venir à bout, et Jojo incarne alors une puissance de subversion, de destruction, supérieure à toute forme de construction. Il est en cela proche d’un autre personnage de Gombrowicz, l’héroïne d’Yvonne princesse de Bourgogne. Dans cette pièce, l’apathie et l’amorphisme de la jeune fille, choisie comme fiancée par défi par le prince du royaume, a pour effet de déchaîner toutes les passions refoulées de la famille royale.

Ferdydurke - culculAvec Ferdydurke, cet anti-roman de formation, Gombrowicz brandit ainsi l’immaturité comme une arme capable de désamorcer tout système un tant soit peu totalitaire en révélant ses faiblesses et sa bêtise. Au-delà du nonsense, de l’absurdité comique des situations, se dégage donc une lecture satirique, grave, qui donne sa puissance à l’œuvre. Cette conjonction de l’horreur et du grotesque, de l’angoisse et de l’humour, inspire quelques années plus tard Tadeusz Kantor qui s’inspire du roman ainsi que de l’œuvre de Witkiewicz, Tumeur cervicale, pour sa « séance dramatique », La Classe morte, qui a profondément marqué le théâtre moderne et contemporain.

F.

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