« Le Misanthrope » de Molière au Théâtre de la Bastille

La salle du haut du Théâtre de la Bastille est littéralement investie par la compagnie Kobal’t, qui y propose une mise en scène du Misanthrope de Molière signée par Thibault Perrenoud. Les jeunes comédiens reconfigurent les lieux pour un spectacle qui repose en grande partie sur leur jeu, sur leur talent.

Misanthrope - Kobal'tAu moment de s’installer et de découvrir le plateau, cerné aux trois quarts par le public, le doute est légitime pour le spectacteur de savoir si c’est bien du texte de Molière dont il s’agira. Deux bancs, deux tables qui supportent des bouteilles d’alcool et d’eau, des gobelets en plastique et des saladiers de chips, constituent le seul décor de cette mise en scène. Néanmoins, dès les premiers mots, on découvre que tel sera le cadre proposé pour les vers de Molière, respectés à la syllabe près avec les -e muets et les diérèses, distinctement prononcés et soigneusement rythmés pour être les plus limpides possibles.

La compagnie offre donc une représentation fidèle – quoiqu’actualisée – de la société mise en scène dans le Misanthrope, réunie dans le salon de Célimène, jeune coquette de vingt ans qui fait chavirer tous les cœurs. Son charme est tel que même Alceste, ennemi des hommes et de leur bienséance hypocrite, est attaché à elle au point de retarder pour un temps son irrémédiable retrait du monde. Quoique lui dise son ami Philinte, le raisonneur, il se sert de sa sincérité comme d’une arme pour mettre à bas les masques sociaux et révéler les véritables sentiments de ceux qu’il côtoie, en particulier ceux qui l’admirent de façon immodérée et complaisante comme Oronte, un prétendant de Célimène, et Arsinoé, la prude. L’échantillon de cette jeunesse de cour est encore complété par la présence de la raisonnable Eliante et d’autres amants de Célimène.

Le Misanthrope - AlcesteAlors qu’Alceste semble l’emporter sur ses rivaux, il met en danger sa relation avec cette dernière par sa jalousie maladive, sourde à toutes paroles et à toutes les preuves d’amour. Il n’est que colère et reproches dans ses discours, encore envenimés par les procès dans lesquels il est pris, conséquences de sa trop grande franchise. Ses incartades touchent progressivement les autres personnages de la pièce, qui s’entrattaquent alors sur leur hypocrisie sociale – comme dans la scène mémorable qui oppose Célimène et Arsinoé – ou sur leur manque de sincérité, en particulier Oronte, Acaste, Clitandre et Alceste à l’égard de Célimène, qui leur fait croire à chacun qu’ils ont la préférence.

Cette violence dans leurs affrontements verbaux prend corps sur scène, avec des prises à parti qui deviennent des prises de catch, et des attaques langagières qui deviennent des offensives physiques. Les comédiens incarnent ainsi le texte lui-même plus encore que les personnages, dans tous ses mouvements et ses oscillations. Ils s’agrippent, se battent et s’embrassent tendrement avec une même vigueur, chaque geste devenant une preuve explicite des sentiments qui les habitent, une démonstration authentique qui détruit le voile de la bienséance théâtrale du XVIIe siècle. Puisqu’Alceste remet en cause les apparences, elles n’auront pas leur place sur le plateau, et chaque comédien va mettre son personnage à nu – au sens propre parfois.

A cette lecture presque littérale du texte, physique, s’ajoutent quelques percées dans le monde contemporain, amorcées par la scénographie. Les critiques de la société formulées par la compagnie de Célimène à l’acte II, ayant pour cible des personnes de leur connaissance absentes sur scène, sont ainsi transformées en ragots d’artistes sur des comédiens et des metteurs en scène contemporains. Le décalage est souligné par la langue, le passage du vers à la prose, mais ce type de décrochage, qui revient de façon plus ponctuelle par la suite, ne fait que souligner la perception très actuelle qu’ont du texte ces jeunes comédiens. De tels effets révèlent leur appropriation du texte et le plaisir qu’ils ont pris à le lire et qu’ils prennent à le dire, leur sensibilité à la façon dont sont traitées des problématiques aussi universelles que l’amour, la haine, le désir ou la jalousie, ce que met en valeur le sous-titre du spectacle, « L’Atrabilaire amoureux ».

Le Misanthrope - véloLa pauvreté apparente de la scénographie semble faire reposer tout le spectacle sur les épaules des comédiens. Une console de régie pour gérer les lumières et la musique depuis le plateau, deux bancs et un vélo sont en effet presque les seules choses qui les accompagnent dans leur jeu, avec leurs habits contemporains qu’ils retournent en tous sens. La scène, alors qu’elle est réduite par la présence d’une partie du public qui referme l’espace, est prolongée par les escaliers et les sorties latérales vers les loges. Chaque recoin est exploité, et Alceste, dans sa folie, arpente les lieux et occupe tous leurs recoins, que ce soit les marches qui permettent au public de s’installer ou l’étroit passage entre les fauteuils ajoutés et le mur de fond de scène, ou même la loge de la régie, tout en haut de la salle. Le dispositif trifontal, en impliquant un jeu sensible de tous les côtés, souligne ainsi la dimension nerveuse de la pièce et le fait que chaque personnage se trouve au cœur de multiples regards qui jugent. Mais s’il représente malgré lui le poids de la société, le public a aussi l’impression d’être transplanté sur cette scène comme témoin invisible, peu pris à parti, voire ignoré pendant les scènes de conflit. Les comédiens manquent de tomber sur les genoux des spectateurs du premier rang, ou de les éclabousser de l’eau, des pétales de roses ou des chips qu’ils s’envoient à la figure. Par sa présence, le spectateur non désigné comme tel au-delà des effets d’adresse et de connivence, devient avant tout une contrainte spatiale, une place physiquement occupée qui complique les déplacements et accentue la perception de l’emprisonnement social dont souffre Alceste.

Dans ces conditions, la charge de faire entendre et vivre le texte, de transmettre son sens revient en grande partie aux comédiens. Ils sont tous extrêmement énergiques et investis, et ils négocient parfois dangereusement et de façon virtuose avec cet espace scénique en forme de labyrinthe. Les vers de Molière résonnent distinctement dans leur bouche, mais ils sont aussi lisibles sur leurs visages. Même si Alceste n’évolue pas ou presque du début à la fin, la colère est modulée par le rire cynique ou l’inquiétude, et la rage s’appesantit progressivement jusqu’aux dernière répliques, qui retentissent comme une libération physique et morale pour le misanthrope enfin capable de sortir de ce dédale, aussi douloureuses soient-elles.

La crise traversée est ainsi particulièrement intense, notamment grâce à Marc Arnaud qui interprète le personnage principal et qui s’implique sans ménagements. Il n’y a pas véritablement de relecture du texte, mais simplement une lecture, qui lui rend hommage et montre bien comment il parle à ces comédiens, qui font part de leur relation à lui, de la force et de l’enthousiasme qu’il a suscité chez eux – et cela peut suffire.

F.

Pour en savoir plus sur le « Misanthrope », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Bastille.

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