La Comédie de Caen présente en cette fin d’année la dernière création de Céline Ohrel, Summertime. L’artiste, restée associée au CDN de la direction de Marcial di Fonzo Bo à celle d’Aurore Fattier, signe tout à la fois l’écriture et la mise en scène de ce spectacle, et en est en plus interprète aux côtés de Philippe Grand’Henry, partenaire de longue date. À eux deux, ils plongent dans un drame familial permettant de raconter les débuts d’internet et les utopies contrariées qu’avait laissé entrevoir cette invention vieille de quarante ans à peine.
D’entrée de jeu, s’impose une scénographie qui inspire une rêverie cultivée jusqu’à la dernière minute de la représentation. Sur scène, se trouve une villa un peu décrépite qui surplombe la baie de San Francisco, baie en feu nous dit-on, ce que suggère une toile de fond aux teintes au départ discrètes mais de plus en plus intenses à mesure que l’incendie approche. Au centre, une terrasse cernée de deux espaces ouverts par des baies vitrées, qui laissent entrevoir un bureau à jardin et une serre à cour. Derrière, une piscine dont l’eau a été remplacée par de la terre et des plantes. Tout est plus vrai que vrai dans cette reconstitution, le voilage qui bat par la baie entrouverte, les semis de plantes soignées dans la fraîcheur de la climatisation, les cadres, le tapis, les briques de la maison, et jusqu’à la prise qui permet de brancher un ventilateur à l’extérieur, chargé de brasser la touffeur de l’air.
Cette chaleur accablante – qui contraste avec le froid de décembre au-dehors – est mise en avant par Ada, qui s’allonge au bord de la piscine avec une cigarette et confie à un dictaphone son arrivée dans la villa de son père, après trente ans d’absence. Leur histoire morcelée est retracée au cours d’un dialogue en puzzle, qui apporte progressivement mais de manière non linéaire les pièces manquantes au drame familiale. Pas d’ellipse dans ce spectacle, de flashback ou d’autres manipulations temporelles, mais une scène unique pendant 1h20, construite sur la résistance d’un père, réfractaire à exhumer le passé, et le besoin de plus en plus pressant de sa fille de connaître la vérité.
L’écriture entre au départ en tension avec le jeu, car elle ménage des dérapages dans l’ordre du dialogue, des répliques qui déraillent pour contourner l’essentiel, changer de sujet ou au contraire risquer de vraies questions entre deux banalités. Cette subtilité exigeante n’est pas tout à fait en place dans l’interprétation, l’inquiétude l’emporte chez Céline Ohrel, et Philippe Grand’Henry, bourru et taciturne, survole ces nuances qui exigent une précision musicale et une tessiture de jeu étendue pour ménager des décrochages et désigner les non-dits.
Mais ce hiatus s’estompe à mesure que l’échange s’intensifie, que les personnages s’approchent plus nettement des faits : un père absent pendant l’enfance, une mère qui s’est suicidée, des années de silence. Ada, journaliste, cherche à comprendre ces failles. Sa source première étaient les confidences de sa mère au dictaphone qu’elle utilise à son tour, mais manquent les derniers enregistrements, ceux qui précèdent la soirée de fête à l’issue de laquelle Lynn s’est jetée par la fenêtre devant son enfant. Dans ce dialogue qui avance par à-coups, car le père refuse de répondre aux questions de sa fille et la presse de partir alors que l’incendie approche et menace, les faits sont reconstitués dans le désordre.
Mais au-delà de cette histoire de famille, c’est l’histoire d’internet que retrace Summertime. Depuis les prémisses, avec le prénom Ada, en hommage à Ada Lovelace, fille de Lord Byron elle aussi abandonnée par son père, mais surtout pionnière de l’informatique qui a conçu le premier algorithme, jusqu’aux débuts d’internet. Le père et la mère ont contribué au développement de la toile à échelle mondiale, ils ont participé au « Woodstock du web » de 1994. Tandis que l’une rêvait à un partage illimité des savoirs, à un monde libre affranchi des puissances publiques, le père développait l’arme nucléaire « pour n’avoir plus à faire la guerre au napalm » avant de préparer sans s’en rendre compte un terrain de jeu sans limites aux futurs géants de la tech.
Le caractère potentiellement didactique du propos est atténué par le réinvestissement de ces thèmes chers à Céline Ohrel, auxquels elle travaille depuis plusieurs années, dans une histoire familiale. L’alchimie à laquelle elle s’essaie prend tout particulièrement quand elle fait revivre Lynn, revêtue de sa robe, quand la fille se réincarne en la mère dans l’atmosphère anxiogène de l’incendie qui approche, qu’elle danse jusqu’à suffoquer dans la fumée et les cendres qui volent doucement jusqu’à la terrasse. La montée en puissance du spectacle doit énormément à la scénographie d’Alban Ho Van, qu’on ne se lasse pas de détailler, et aux lumières de Kelig Le Bars et à la création de Thomas Turine, qui immergent progressivement dans ce présent enflammé à mesure que le passé est lentement reconstitué. L’issue cette double situation paraît insoluble, le drame inévitable, mais à tout instant, le vent peut tourner.
F.
Pour en savoir plus sur Summertime, rendez-vous sur le site de la Comédie de Caen.



