Trois ans après sa création au Théâtre de Belleville, après une polémique qui a avorté une première version du spectacle dans laquelle le texte était pris en charge par une actrice cisgenre, Pour un temps sois peu, spectacle qui a révélé Laurène Marx et lui a immédiatement octroyé une place dans le paysage théâtral contemporain, est symptomatiquement repris dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Pour la 150e représentation, l’Espace 1789 est plein à craquer, d’un public en grande partie acquis, ou du moins heureux de s’inscrire à cette session de rattrapage. Le trouble créé par ce spectacle, qui a beaucoup été commenté entre temps, est sans doute d’une nature un peu différente aujourd’hui, mais il y a bien trouble – dans le genre et dans le champ neuroatypique.
La salle comble se tient en attente devant une scène vide, simplement occupée par un micro sur pied, entouré au sol de deux bouteilles d’eau et quelques feuilles. Arrive Laurène Marx, t-shirt noir et pantalon soyeux noir, avec ses écouteurs et son portable à la main qui l’absentent encore. Après un mot d’accueil de la directrice du lieu, l’artiste se place derrière le micro et se lance, et elle ne bougera pas de cet endroit de la soirée ou presque. Le sous-titre du spectacle, « stand-up triste », constitué en genre par sa reprise pour les créations qui ont suivi, préparait à de telles coordonnées spectaculaires. Tout reposera ici sur l’alternance entre une écriture qui ménage des points de passage précis et des espaces d’improvisation au contact de la salle, afin de relater le parcours d’une femme trans non binaire, de la prise de conscience – « en fait je suis une femme » – et du premier rendez-vous avec un psy, jusqu’à la vaginoplastie au Vietnam, opération dont on ne sait si elle a finalement eu lieu, mais qui fait dire à une amie de Laurène Marx qu’elle permet de n’être plus une femme trans, mais bien une femme.
Il apparaît rapidement que c’est d’un parcours du combattant dont il est question, entre les rendez-vous médicaux qui mettent à l’épreuve le désir de changer de genre, le traitement aux hormones qui reconfigure le corps de l’intérieur, la chirurgie faciale qui rabote les angles, les risques liés à la mammoplastie, mais aussi les phases de dépressions, les rencontres, les histoires d’amour ou la prostitution qui permettra de se payer l’opération permettant d’achever la transition. C’est tout cela que raconte Pour un temps sois peu. Mais comme de biais. Le propos ne se veut pas didactique, les détails n’abondent pas à l’excès pour expliquer ce qu’implique une transition de genre. Ce qui domine, c’est la transphobie manifeste à chaque instant, les « Bonjour monsieur », les regards qui condamnent, les passages à tabac à six heures du matin, les amies qui se prennent des coups de couteau ou meurent écrasées par une voiture, les relations sexuelles qui objectifient et réduisent à un fantasme inavouable. Ce qui domine, c’est la colère abyssale que provoque le jugement permanent porté sur un corps qui met en échec les catégories, le vertige de constater à chaque fait divers que les trans ne comptent pour absolument rien dans notre société.
Après avoir précisé qu’elle n’a pas joué ce spectacle depuis un an, Laurène Marx commence par présupposer de notre regard sur elle. Elle s’adresse à nous et nous met en demeure, en disant que si elle n’a pas compris tout ce qui se jouait dans sa transition, il est impossible que des personnes cisgenres puissent comprendre. Son ambition est donc de partager avec nous ses sensations, aussi inattaquables qu’inexprimables, mais qu’il faut malgré tout essayer de formuler pour faire « comprendre-comprendre », comprendre du fin fond des tripes. Ce projet annoncé, elle oscille entre le tu – qui établit une complicité – et le vous – qui met en accusation. On est tantôt des frères et des sœurs amies, tantôt des ennemis qui ne peuvent comprendre et qui jugent, qu’il faut donc réduire au silence le plus parfait. Pendant un temps, confie-t-elle, elle pensait intituler ce spectacle : « j’t’engueule pas, j’t’explique ».
Ce titre rend bien compte de la modalité de discours mise en place avec la salle, du rapport en réalité extrêmement autoritaire établi avec le public. Le moindre mouvement, le moindre bruit est relevé et la personne qui en est la cause est rappelée à l’ordre : c’est elle qui fait le spectacle (sous-entendu : et personne d’autre). Son exigence de silence absolu prend une autre dimension lorsqu’elle fait remarquer un bruit d’eau qui vient des coulisses, le soir du 14 octobre. Laurène Marx s’en étonne, prend à parti le lieu qui la reçoit, et répète en boucle pendant tout le reste de la soirée la réponse de la directrice, Elsa Sarfati : « C’est normal, mais c’est aléatoire ». On voit dans ce détail sa maîtrise de l’art du stand-up, sa capacité à rebondir, s’approprier et construire sa performance sur des éléments impromptus et imprévus (même si elle les réduit quasi à néant en circonscrivant au maximum l’espace accordé au public et à ses réactions). Cependant, après quelques blagues sur ce bruit, Laurène Marx lâche : « Il ne faut pas être autiste, pour venir jouer ici ! ». Ce disant, elle met au premier plan une impression qui domine depuis les premières minutes du spectacle, celle d’une douleur envahissante qui suggère que c’est de la torture – de reraconter tout ce parcours ? ou de se tenir face à une salle comble dont les attentes sont très élevées depuis trois ans ? Dans tous les cas, les mains de l’artiste se tordent autour du micro, constamment tendues, la voix chavire à plusieurs reprises, les yeux brillent.
Cette difficulté à se tenir devant nous l’emporte sur le récit lui-même – dont l’écriture est moins ciselée que celle de Portrait de Rita. Sa douleur présente paraît encore plus grande que celle vécue à chaque étape de son parcours, qu’elle raconte avec une certaine dérision et qu’elle maintient à une certaine distance. Plus tard, elle mentionnera une prise de Ritaline, médicament prescrit pour les personnes TDAH. Alors que la fin approche – fin dont elle annonce d’entrée de jeu qu’elle sera retardée, et ce retard se constitue lui aussi en fil rouge du spectacle qui déborde –, elle dit qu’il est urgent de finir, non pas parce qu’on va atteindre 2h40 au lieu des deux heures annoncées, mais parce que le médicament ne fera bientôt plus effet, qu’elle lâchera alors complètement la bride, parlera encore plus vite et essayera encore plus difficilement de contenir les digressions qui l’égarent. Finalement, la neuroatypie de Laurène Marx prend le dessus à de nombreuses reprises sur son identité trans – jusque dans sa danse sur jtm de ouf d’ELOI, supposée décanter le récit en fin de parcours mais dont les mouvements saccadés apparaissent encore comme manifestation d’une souffrance continument domptée.
À d’autres moments sa joie, son plaisir, ses rires éclatent puissamment quand elle improvise, quand elle s’offre le temps de jouer avec les réactions de la salle, quand elle se laisse entraîner par ses propres blagues. Le contraste est alors spectaculaire avec la gravité, la noirceur, la violence de ce qu’elle raconte par ailleurs, et avec la souffrance qu’expriment son corps et ses traits. Tout à coup, son visage s’illumine, il devient autre – de manière encore plus nette que lorsqu’elle décrit l’opération de féminisation qu’il a subi, ou qu’elle joue avec l’étendue de sa tessiture de voix, de la plus grave à la plus aiguë, ou qu’elle met de côté les gestes de bonhomme pour embrasser les postures de femme (l’inclinaison du poignet pas trop gay, l’angle de 26 degrés du cou et du menton, les joues rentrées et les lèvres qui pointent). Ces métamorphoses d’humeur en direct rendent encore plus attentif à sa présence face à nous, à son corps, que l’on détaille très précisément (ses cheveux, ses tatouages, ses muscles, ses mains, ses bijoux, ses vêtements) en s’interrogeant sur notre regard, sur nos critères normatifs face à des identités queer – mais aussi face à des comportements neuroatypiques.
À l’issue du spectacle, une somme d’interrogations demeure. Ce récit à charge contre la binarité et les normes de genre, paradoxalement, reconduit en permanence certaines formes de binarité. Laurène Marx reproche par exemple aux femmes en voie de déconstruction de se défaire des signes de la féminité. Car dès lors, que reste-t-il aux femmes trans, qui performent le genre à partir de clichés ? Même si ses propos sont souvent teintés d’ironie, elle laisse entendre que le féminisme pourrait desservir la cause trans. Plus continument, la binarité devient manichéisme quand elle distingue sans nuances les riches et les pauvres et qu’elle oppose aux trans les psys, les chirurgiens, les hommes et même les boulangères. Seules les prostituées trans du Bois de Boulogne trouvent grâce à ses yeux, désignées comme de vraies sœurs. Ces condamnations substituent d’autres catégories tout aussi simplistes aux catégories de genre, alors que l’enjeu d’un tel récit pourrait être de fluidifier notre regard et nos perceptions, nous extraire pour de bon d’une logique de classification. Laurène Marx donne l’impression que raconter une transition de genre oblige à mobiliser des catégories très nettes, très caricaturales, certes différentes de celles imposées par l’hétéronormativité et le patriarcat, mais pas plus subtiles ni plus armantes pour envisager la complexité de nos identités et de nos rapports, pour libérer nos imaginaires et les ouvrir.
F.
Pour en savoir plus sur Pour un temps sois peu, rendez-vous sur le site de l’Espace 1789.