Avignon 2023, Clara Hédouin était programmée avec Que ma joie demeure, spectacle déambulatoire inspiré par l’œuvre de Jean Giono. Avignon 2025, Clara Hédouin est programmée avec Prélude de Pan, spectacle déambulatoire inspiré de l’œuvre de Jean Giono. La redondance est symptomatique de cette programmation, moins soucieuse de promouvoir des créations d’artistes inconnus que de recycler des artistes bien en place dans le paysage contemporain, voire dans l’histoire du théâtre contemporain (Ostermeier, Marthaler, Anne Teresa de Keersmaeker, Milo Rau…). Ce spectacle créé en 2021 (qui confirme l’impression que Tiago Rodrigues a totalement renoncé à l’idée de ne présenter que des créations) est issue de la forme longue qu’était Que ma joie demeure. C’est une sorte de bouture qui présente de nombreuses similitudes avec la plante mère, mais qui s’est développée jusqu’à devenir autonome et prendre la forme d’un plaidoyer pour la culture de diversification, jusque dans sa forme même.
Le rendez-vous est donné loin des remparts, au pied du Fort Saint-André, où bat un autre festival, Villeneveuve en scène. On est accueillis par des foodtrucks, des buvettes, des salons d’extérieur et des chapiteaux. Par rapport à celui qui bouillonne intramuros, l’ensemble apparaît comme un monde parallèle, plus aéré, plus lent, moins balisé. On tâtonne d’ailleurs un peu avant de trouver l’affiche du Festival qui indique le point de ralliement, un peu avant dans la plaine, autour d’une buvette improvisée. Contrôle des sacs, des billets, distribution de tabourets pliants de camping, et nous voilà accueillis autour de longues tables qui esquissent un cercle. Des tubes de musique sont diffusés pour combler l’attente, que l’on occupe à identifier les artistes au milieu du public – ce sont les seuls à porter des pantalons et chemises à manches longues sous le soleil encore haut de la fin de journée. On les observe se fondre dans la masse, engager des discussions souhaitées ou subies, ou s’échauffer discrètement.
On en vient à se demander comment on va passer de Claude François à Jean Giono, comment va s’opérer la transition, dont l’attente est de plus en plus aiguë alors que les tables sont pleines, que la metteuse en scène elle-même a pris place, un peu en retrait, et que les deux actrices et l’acteur se sont postés en trois endroits différents autour de nous. Un bruit d’orage interrompt la musique et Clara Mayer, longtemps fidèle de Jean Bellorini qui a rendu sa voix et son visage inoubliables, s’avance et brave le vent et les cigales assourdissantes avec ses questions. Sa posture d’ignorante invite les deux autres à donner des informations sur le lieu où l’on se trouve, la plaine de l’Abbaye – son emplacement, son passé agricole et ses crues –, carnets à la main pour plus de précision. Les deux autres sont bientôt relayés par des enregistrements audios plus ou moins longs qui font entendre les voix de paysans, de maraîchers et d’agriculteurs du coin, qui racontent ce qui a été et ce qui est. On perd très vite nos repères dans cet amas de témoignages, car certains prônent le progrès à tout prix, font l’éloge de la machine et des insecticides, alors que d’autres déplorent l’industrialisation et l’uniformisation des cultures. Dans cet agglomérat, il apparaît que les travailleurs de la terre ne parlent pas d’une même voix, que leurs intérêts et préoccupations sont pluriels – alors que la loi Duplomp votée il y a deux jours est supposée venir en aide à une « agriculture à bout de souffle ».
Le jeu de question-réponse n’installe pas de situation nette entre ces trois individus qui ne sont plus les acteurs et actrices et pas encore personnages, et ce flou inconfortable rend possible un passage insensible dans la fiction. Les crues du Rhône, qui menacent les cultures de la plaine de l’Abbaye mais préservent le terrain de tout projet immobilier, préparent au récit d’un autre déchaînement des éléments. Il s’agit d’un orage (celui qui a donné le top départ du spectacle), qui inonde tout. Les coordonnées spatiales du récit ne sont pas tout de suite claires, mais la langue, après le parler imprécis des témoignages, signale une entrée dans l’œuvre de Giono. Au moment où on trouve des repères, il est cependant temps de se lever et de suivre les artistes qui nous entraînent sur les chemins de la plaine, équipés de nos tabourets.
Nos guides sont loin devant nous et ne nous parlent pas, pendant ce parcours. Le contact se perd, et l’on ressort bien vite du spectacle dans lequel on a tardé à entrer. Le regard vagabonde sur toutes les formes d’occupation de la plaine (jardins partagés, propriétés privés, centre de loisirs en plein air…), puis on se laisse prendre par le commentaire de ce qu’on a vu, les discussions de festival, voire la tentation de revenir à nos portables et nos vies privées. Ces suspensions, qui surviendront à quatre reprises, révèlent qu’il ne s’agit pas exactement d’un spectacle déambulatoire, mais d’un spectacle à stations, ponctué de courtes marches (courtes du point de vue kilométrique, mais longues par l’inertie de groupe, la lenteur étonnante avec laquelle le public se déplace d’un lieu à l’autre).
La randonnée s’achève dans une plaine profonde, au milieu de laquelle se tient une table. L’espace accordé au public est délimité par des cordes noires posées au milieu des herbes. On s’installe sur nos tabourets et on attend les flâneurs, puis le récit reprend là où il s’est arrêté. La nouvelle de Giono, Prélude de Pan, nous saisit cette fois d’emblée. Il y est question d’un étranger qui arrive dans un village en rasant les murs après l’orage apocalyptique, qui réclame à boire dans une auberge. S’il est plus silencieux que le tonnerre, son arrivée n’en sera pas moins dévastatrice. Cet être apparaît comme une figure christique qui vient apporter la bonne parole de la nature aux rustres bûcherons, représenté par Boniface qui a blessé une colombe. L’intrus oppose à la force menaçante de Boniface son étrangeté animale et la puissance de la musique, avant de déclencher, par son regard et ses gestes, une orgie pasolinienne entre hommes et animaux.
Le récit est puissant, à la fois rustique et symboliquement très chargé comme sait les écrire Giono. Dans ce décor qui est à la fois trop et pas assez, proche et loin de la fiction, qui produit de grands décalages ou des effets de mimétismes littéraux, on voit l’oiseau posé sur l’épaule de l’étranger, on voit les muscles de Boniface sous la chemise de Hatice Özer, on perçoit l’émotion de la foule réunie dans l’auberge par les descriptions de Pierre Giafferi. L’immersion dans ce monde rural est cependant temporisé par un nouveau changement de lieu : après la plaine profonde, qui donne des contours verdoyants à l’auberge, qui oppose l’amplitude du vide à la foule massée autour des deux protagonistes, qui place dans la perception de l’étranger qui parle le langage des animaux et en appelle au respect de la nature à des bûcherons qui tuent les arbres qu’ils chérissent, nous voilà dans une clairière. On passe devant un parking pour l’atteindre, mais aussi par un chemin sous les arbres, qui donne l’impression d’être véritablement en expédition derrière les notes d’harmonica de Pan. La clairière au milieu des peupliers crée à nouveau un espace saisissant pour le récit. Que passent un avion ou des oiseaux, que le vent souffle ou le soleil décline, tout prend sens, vient faire écho à l’union qu’on croit au départ harmonieuse mais en réalité monstrueuse qui s’opère entre les hommes et les animaux.
Même si les interruptions paraissent chaque fois abruptes, que le cheminement d’un tableau à l’autre fait retomber le soufflet, ce texte nous embarque. On découvre ainsi avec bonheur un nouveau décor, une petite étendue d’herbe devant un tournesol, avec tracteur et table de bois, sur laquelle se trouvent du vin et des livres. On retrouve la figure magnétique de l’étranger, mais cette fois, il s’agit de Bobi de Quand ma joie demeure. Il vient rencontrer un agriculteur et leur dialogue oppose deux visions de la terre, de son travail et de la joie. « Une seule joie, et le monde vaut encore la peine », dit le premier, qui invite à se laisser submerger, par la joie comme par la nature, et encourage à abandonner le travail. L’autre prend au contraire le parti du labeur, mais un labeur collectif fondé sur le renoncement total à la propriété, grâce auquel il serait possible de faire pousser des vergers sur tous les sols. Le dialogue est à la fois technique et philosophique, la fiction qui nous a happés s’éloigne. La distance est soulignée par la manipulation de deux livres, qui désignent la suture entre Prélude de Pan et Que ma joie demeure, et par le retour des témoignages de travailleurs de la terre.
Ceux-ci se retrouvent à nouveau au centre du dernier tableau, qu’on atteint après avoir longé et traversé les champs de tournesols. Avec pour arrière-plan une forêt, un homme tue une chèvre avant de redonner la parole aux personnes que l’équipe artistique est allée interroger. L’impression qui se dégage d’un tableau à l’autre est un certain flou, entretenu par la reconfiguration du public à chaque fois, disposé de manière tantôt circulaire, tantôt frontale, tantôt bifrontale. Une nouvelle strate est ajoutée quand Pierre Giaferri se met à performer l’un des témoignages, écouteurs à l’oreille – modalité qui paraît plus intéressante que la simple diffusion par haut-parleurs. On se dit alors, in extremis, que Clara Hédouin met en œuvre l’une des idées présentées comme une solution à plusieurs reprises dans les matériaux agrégés : la diversification des cultures. Dans sa démarche, il n’est pas question d’être un agriculteur qui ne mise que sur une production – que ce soit un unique texte de Giono, ni même plusieurs du même auteur. Il s’agit plutôt d’être ce paysan qui multiplie les cultures et les mêle au maraîchage et à l’élevage, en se mettant à l’écoute de la nature. Ainsi, le Prélude de Pan, un peu de Que ma joie demeure, beaucoup de témoignages, et des modalités de mises en voix et en espaces différentes. Le risque dramaturgique est le même que pour ce type d’agriculture : la production n’est pas assurée, certaines plantations prennent mieux que d’autres, d’autres un peu moins mais elles servent à valoriser celles qui s’épanouissent.
Finalement, cette artiste qui martèle que ces deux heures de spectacle sont « une forme courte » n’est-elle pas représentante d’une agriculture vertueuse, dans le champ théâtral ? Contre le formatage des spectacles, la débauche de moyens techniques et technologiques, les modes et tendances qui séduisent, elle creuse son sillon. Celui d’un théâtre en plein air – qui limite les possibilités actorales mais ouvre la perception à des espaces rares, qui ouvrent l’expérience spectatrices –, qui revendique le temps long et une construction composite aux coordonnées instables et changeantes. Clara Hédouin nous extrait de nos habitudes, nous invite à nous défaire de nos réflexes, nous oblige à un déplacement, physique et perceptif, pour nous positionner autrement face à une œuvre hybride qui place en son cœur la question du vivant, sans doute plus importante que des réflexions d’ordre esthétique.
F.
Pour en savoir plus sur Prélude de Pan, rendez-vous sur le site du Festival d’Avignon.