« Les Forces vives » de Camille Dagen à la Comédie de Reims – Simone de Beauvoir, matière à penser, matière à jouer

Un an après sa création au Maillon, à Strasbourg, et après un passage au Festival d’Automne à Paris, Les Forces vives de la compagnie Animal Architecte est accueilli à l’Atelier de la Comédie de Reims pour sept dates. Trois heures trente de spectacle avec entracte sont annoncées pour une vasque fresque théâtrale inspirée par Simone de Beauvoir, fondée sur plusieurs de ses écrits : Le Deuxième Sexe, Cahiers de jeunesse, Mémoires d’une jeune fille rangée, La Force de l’âge et La Force des choses. Le matériau de départ est si vaste qu’il impose d’inventer une forme capable de rendre compte de toutes ces lectures et de la vie qu’elles s’efforcent de saisir. Le résultat est un spectacle d’une grande intelligence, dramaturgique mais aussi théâtrale, qui en apprend autant sur Beauvoir et sur l’époque qu’elle a traversée que sur les moyens qu’a la scène de raconter.

Une femme s’avance depuis le fond du plateau, vide, et brandit un objet qu’on identifie grâce au bruit qui s’en dégage et le geste qui l’accompagne. La longue et belle chevelure de la femme tombe par grosses mèches au sol sous l’effet du rasoir qui dégarnit son crâne. Le geste est fort, chargé historiquement et symboliquement, mais il pose aussi une question très concrète du point de vue théâtral : assiste-t-on à une performance renouvelée chaque soir ou y a-t-il un truc qu’on n’arrive pas à voir ? La question reste obsédante pendant tout le monologue de cette femme, qui exprime sa crainte angoissante de la mort, l’absence insupportable au monde qu’elle entraîne. Camille Dagen finit par ôter le bonnet de perruque qu’elle a rasé et libère ses longs cheveux, intacts, et annonce ainsi que ce spectacle articulera à chaque instant la littérature et la philosophie au théâtre, dans ce qu’il peut avoir de plus primaire mais aussi de plus fascinant : l’illusion et sa mise à nu.

Sans transition, des cris déchirent l’ambiance feutrée mise en place par le prologue, cris accompagnés d’un corps qui gesticule dans les airs de manière douloureuse. On reprend depuis le début, avec la petite Simone et ses colères spectaculaires – au sens littéral, ici – et une ambiance familiale qui sans doute les exacerbe en les désignant comme inacceptables. Des voix d’adultes chuchotent derrière les rideaux blancs qui volent sur les côtés de la scène et formulent quantité de commentaires sur la petite fille, incarnée de manière très puissante par Hélène Morelli. L’environnement familial est ensuite planté par des parents, qui essaient de contenir cette enfant qui déborde, et par une pratique religieuse quotidienne figurée de manière ironique par le folklore du bœuf, de l’âne gris et d’un ange et par un prêtre caricatural qui réclame la confession. Sont ensuite évoqués la guerre, la première, celle qui envoie le père tant aimé au front, la tentation du blasphème avec la petite sœur Poupette, le bonheur absolu à quatre à la fin de la guerre, et sa dégradation provoquée par la ruine du père qui modifie profondément le bonheur des deux jeunes filles, qui doivent renoncer à une dot et envisager à la place la nécessité de travailler.

Viendront ensuite l’amitié avec Zaza, les études, la désillusion concernant les parents et le doute métaphysique douloureux, la rencontre avec Sartre, Merleau-Ponty, Paul Nizan et d’autres, l’époque faste de l’amitié, l’amour et des voyages jusqu’à la seconde Guerre mondiale qui sert de prétexte à l’entracte. Dit comme ça, on pourrait croire qu’il s’agit d’un biopic on ne peut plus conventionnel. On nous raconte la vie de Simone de Beauvoir, susceptible d’intéresser à plusieurs plans – historique, philosophique, sensible. Un autre spectacle aurait pu se contenter de cela, et aurait sans doute été très bien. L’ambition est cependant autre, ici. Ici, il ne s’agit pas seulement de restituer cette vie à partir de ses écrits. Il s’agit également de démontrer la pertinence de raconter cette vie au théâtre, plutôt qu’à la radio, ou à l’écran. C’est une question que devrait se poser chaque spectacle qui entreprend de s’emparer d’un matériau non théâtral, mais beaucoup de démarches en font l’économie.

Dans le cas présent, c’est plutôt l’inverse : cette question est posée dès les premières minutes et les artistes s’efforcent d’y répondre à chaque instant. Le théâtre permet de faire voir l’univers bourgeois dans lequel grandit Simone, de faire vivre de manière intime sa foi studieuse et désespérée grâce à l’interprétation d’un chant de messe. Le théâtre permet de faire vivre de l’intérieur des corps l’attrait pour la subversion, dès l’enfance, avec sa sœur, les rapports de force avec ses parents, la rigidité inébranlable de sa mère, la débauche de son père après la ruine, leur morale étriquée qui les fait préférer Anatole France à Gide et qui les rend comiquement hystériques devant leur fille qui étudie, ou le cauchemar de se sentir enfermée dans un appartement. Le théâtre permet encore de rendre sensible l’ébranlement de la foi, quand Simone se tourne vers le ciel et ne voit que les cintres de la salle, doucement éclairés. Le théâtre, inépuisable, permet également de montrer de manière concrète, spatiale, l’absence de Simone à Zaza au moment de sa mort, le parasitage provoqué par la rencontre avec Sartre qui emporte tout – jusqu’au spectacle lui-même, qui se déporte en coulisses et ne nous parvient plus que par la médiation de la vidéo. Cette traversée des formes et des modalités de jeu est accompagnée par une reconfiguration constante des espaces qui enferment Simone, grâce à un ballet de parois qui donne l’impression d’assister à une partie de Playmobil grandeur nature orchestrée par Emma Depoid.

Après l’entracte, le spectacle continue de se renouveler et de s’explorer lui-même. On ne reprend pas le fil joyeusement manipulé de la chronologie dans la première partie, on fait un bond dans le temps jusqu’à celui de la création du spectacle. Les recherches internet et leurs résultats sont bruités et mis en voix par le chœur des six acteurs et actrices qui se tiennent devant le rideau pour reconstituer les archives qui relatent la mort de Simone au journal télévisé, les documentaires qui lui sont consacrés et les commentaires rageux des internautes qu’ils suscitent, mis en relation avec les lectures désespérément réactionnaires du Deuxième sexe au moment de la publication du livre. Ça fuse alors de tous les côtés, on entend Laure Adler et Paul B. Preciado, on entend Annie Ernaux, et par cette polyphonie reconstituée le spectacle parvient à intégrer les réserves qu’on pourrait émettre devant la mythification de Beauvoir, non pour les nier ou les réduire mais pour ouvrir encore la perspective, approfondir la réflexion sur cette penseuse et son héritage.

Le spectacle prend une forme presque documentaire quand après cette reprise il entreprend de placer au centre ce qui est apparu comme un vide, un cœur absent : la guerre d’Algérie. Partant du constat que toutes les œuvres autobiographiques de Simone ont été écrites entre 1958 et 1963, Camille Dagen et son équipe se sont efforcés de mettre en relation ces textes avec leurs conditions d’écriture. Si la démarche peut paraître évidente, elle apparaît comme un geste fort qui déplace le spectacle. Après le récit de vie et d’émancipation, vient donc l’entour de l’écriture, qui est peut-être aussi son envers, l’un et l’autre paraissant incompatibles de l’aveu de Simone elle-même. On peine en effet à relier le souvenir de la petite fille colérique et pieuse avec les hésitations de Simone à employer le terme « génocide » pour parler des massacres perpétrés par les conflits armés, ou son corps d’adolescente engoncé dans un corset avec sa détermination au moment d’écrire une tribune pour prendre la défense de Djamila Boupacha, militante du FLN torturée par l’armée française. On pense alors à la polémique récente suscitée par l’emploi du même terme « génocide » par Jean-Michel Apathie, mais c’est loin d’être l’unique moment, dans le spectacle, où l’on met nous-mêmes en relation ce que l’on entend sur scène avec notre époque. Quand Sartre met en garde contre la montée du fascisme en 38 alors que les autres sont incrédules, ou quand ils assistent à la fin de la IVe République et à la victoire de de Gaulle qui signe la défaite de la gauche, on devine toutes les ressources qu’il y a dans les écrits de Beauvoir pour penser notre époque, et la pertinence qu’il y a à monter un spectacle sur elle aujourd’hui.

Il est ainsi assez fascinant de voir à quel point le spectacle se confirme lui-même à chaque instant, multiplie les raisons de notre plaisir à y assister : la sensibilité de l’approche, qui nous rend Simone présente ; la mise en écoute limpide des textes, qui paraissent percutants ; la résonance puissante que l’ensemble trouve avec notre époque. L’immense travail dramaturgique effectué en amont, évident, est discrètement désigné grâce aux post-it roses qui dépassent d’un volume de La Force de l’âge un moment brandi. Le sentiment de fluidité qui se dégage de la reconstitution de cette vie tient sans doute paradoxalement aux innombrables modalités de narration explorées sur scène. Tous les moyens sont bons pour raconter, et aucun ne s’impose de manière systématique : s’adresser directement au public, incarner et rejouer, diffracter les rôles entre plusieurs actrices, les travestir, proposer des rêveries pour sonder le vécu ou reperformer des documents, utiliser des images d’archive ou en recréer en direct. Cette liberté formelle oblige à une grande malléabilité, spatiale mais aussi dans le jeu d’acteur. Les six réunis – Marie Depoorter, Camille Dagen, Romain Gy, Hélène Morelli, Achille Reggiani, Nina Villanova, puis dans un dernier temps Sarah Chaumette, qui figure Simone en prise avec la vieillesse – mènent cette fresque tambour battant, assurent dans tous les registres et se distinguent individuellement par la qualité de leur interprétation à un moment ou un autre. Le spectacle nous fait ainsi découvrir des artistes talentueux, il nous rend Simone familière jusque dans ses contradictions et il célèbre la puissance du théâtre et de ses moyens. C’est beaucoup, en une seule soirée !

F.

 

Pour en savoir plus sur Les Forces vives, rendez-vous sur le site de la Comédie de Reims.

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