« Los Basureros » de Yerandy Fleites – poétique des poubelles

L’été est pleinement arrivé à La Havane, la chaleur s’engouffre partout où la climatisation ne l’arrête pas, et les pluies diluviennes presque quotidiennes viennent chaque fois lui rendre toute sa moiteur. Cette chaleur, qui devient le sujet de conversation numéro un, qui fatigue les corps et les esprits, exacerbe – les couleurs, mais aussi les odeurs, et particulièrement les mauvaises. Les poubelles ne paraissent jamais aussi puantes qu’en été. Dans ce contexte estival, le spectacle de Yerandy Fleites, Los Basureros – de basura, déchet –, au Centre Raquel Revuelta, ne dénote pas. L’impression est au contraire que le thème est plus d’actualité que jamais en cette saison. Mais au-delà, il l’est aussi à notre époque, celle qui produit 500 kgs de déchets par personne et par an en moyenne. Yerandy Fleites, dramaturge qui pour la première fois écrit, se fait alchimiste, comme Baudelaire qui transforme la boue en or, et fait de nos déchets une matière poétique vive.

Sur le plateau, au premier plan, s’impose une de ces immenses poubelles bleues que l’on voit dans La Havane, celles qui débordent de déchets, et dont l’odeur puissante, qui soulève le cœur, qui pourrait même le faire vomir comme dit Hugo, permet de les identifier avant même de les voir. Ces poubelles qui mêlent aux déchets des habitants d’un quartier ceux des restaurants plus ou moins touristiques, et qui pourraient en dire long sur les contrastes qui se creusent de jour en jour sur l’île. Cette poubelle, on l’identifie tout de suite. Mais elle n’est pas exactement comme les autres. Déjà parce qu’elle ne sent rien, qu’elle est étonnamment inoffensive. Ensuite parce qu’elle ne dégueule pas des déchets en vrac, qui mêlent aux restes de nourriture les objets les plus divers, mais que ces déchets sont enfermés dans des sacs poubelle. Des tas de sacs poubelles, remplis à ras bord, qui s’entassent jusqu’à former un mur au fond de la scène, et qui transforment l’espace en une immense déchetterie. Or, à Cuba, il n’y a pas de sacs poubelle. Dans le meilleur des cas, ce sont des sacs plastiques blancs qui sont utilisés, ces sacs qu’on trouve par poignées dans les quelques grands magasins, et qui sont vendus à 1 peso au marché (soit un demi-œuf, soit quelque chose comme 4 centimes). Les sacs poubelle en revanche sont tellement rares, qu’ils sont vendus à prix d’or. On en trouve au marché, mais sous le manteau, comme la langouste, les pommes de terre, les crevettes ou le bœuf. Alors leur présence si abondante ici sur scène, qui l’ordonnent et la noircissent, qui suggèrent des kilos de déchets, des montagnes de déchets, insoupçonnables, mystérieux presque, ouvrent la possibilité d’une compréhension de l’œuvre au-delà de Cuba.

De fait, les basureros, ceux qui vivent des déchets des autres, ces chercheurs d’or contemporains dans les rebuts de nos sociétés de consommation, il y en a partout. Dans tous les pays, dans toutes les villes, on en voit penchés sur des poubelles de toutes formes et de toutes tailles, avec l’espoir de trouver quelque chose – à manger, à revendre, ou ne serait-ce qu’un mégot à finir de fumer. Sur cette scène, on pourrait donc être partout, et déjà cette tension entre l’ici et l’ailleurs, à partir de la simple scénographie, ouvre un espace propre au spectacle.

Dans cette grande poubelle, Hugo cherche sans relâche des trésors, et déplore : « Des déchets. Des déchets. Seulement des déchets. » Dès cette première phrase, une autre dimension s’installe au-delà d’une simple reproduction du réel. La langue de Yerandy Fleites s’élève au rang de poésie par ses répétitions – de mots, de segments de phrases. Ces expressions ressassées qui stylisent le langage disent le recommencement, la reprise quotidienne de la quête. Chaque matin, quelle que soit la trouvaille de la veille, il faut reprendre de zéro, recommencer à fouiller, en espérant que la pêche soit bonne. La victoire d’un jour n’assure pas des lendemains meilleurs, elle reste seulement un bon souvenir, qui anime l’espoir et empêche de se laisser dépérir. Avec attention, Hugo ne cesse donc ses recherches, et sort des poubelles des tas d’objets : des semelles, un sèche-cheveux, une fleur pas encore morte, une applique… de tout, sauf de la nourriture.

Or rien n’importe tant que la nourriture, pour lui, pour sa femme Vilma qui raccommode un tissu sur le banc derrière lui, mais avant tout pour leur enfant. Eux peuvent supporter la faim, plusieurs jours d’affilée, mais cet enfant dont les dents poussent, qui ne tire plus de lait, qui n’en veut plus depuis qu’il a goûté un morceau de viande un jour de fortune, lui ne peut pas surmonter sa faim, au risque de mourir. Cet enfant qui soumet à l’urgence de trouver quelque chose, quoi que ce soit, est représenté sur scène par une poupée entourée de draps blancs. Sa silhouette vit par les gestes de sa mère, ses commentaires quand, penchée sur ce tas de linge, elle décrit son visage pâle, ses rares sourires ou ses pleurs. Mais cette poupée inerte laisse déjà entrevoir le pire. Comme l’odeur des poubelles, le mouvement et les cris – toutes ces manifestations de vie organique – manquent. L’enfant est déjà presque mort, et la scène prend la forme d’une projection terrifiée du pire versant de nos sociétés.

Cette situation, remarquable de simplicité, suffit à tisser une véritable poétique du déchet. Il s’agit de fouiller, de trouver, puis de mettre de côté. Hugo comme Vilma fouillent – dans les poubelles, dans leur esprit, ou dans leurs souvenirs.  Puis ils trouvent. Hugo l’idée de construire un piège à chats, qui parfois fonctionne et assure un peu de viande – même si elle doit être un peu pourrie. Vilma, elle, un rêve passé, celui d’un paradis du déchet dont lui a parlé son père jadis, où il y aurait de la nourriture, des vêtements à peine tâchés par la sueur, et mille autres choses encore. Cette caverne d’Ali Baba l’obsède, elle veut y aller, elle y aspire jusqu’à en souffrir, tandis qu’Hugo continue sans relâche à chercher, sûr qu’une seule poubelle pourrait faire vivre cent personnes par les trésors qu’elle recèle.

Hors de toute temporalité à part celle large de l’enfant qui grandit et qui exigera chaque jour un peu plus de labeur, qui crée justement une tension dramatique intense avec l’éternel présent dont sont prisonniers ses parents, Hugo et Vilma se disputent, monologuent, se pardonnent, prient, s’aiment ou chantent. Le jeu des deux acteurs, Giselle Sobrino et Marcel Méndez, dirigés avec précision, suffit à sublimer la répétition de la situation que met en valeur le texte. Le recommencement duquel part cette œuvre, qui fait de ce couple des nouveaux Sisyphe, ou des nouveaux Vladimir et Estragon – les personnages de Beckett dans En attendant Godot –, n’est pas poussé jusqu’à ses conséquences les plus tragiques. Peut-être entraîné par cette existence urgente d’un enfant qui empêche de laisser irrésolue cette situation, Yerandy Fleites déplace les cadres d’appréhension installés depuis le début du spectacle et propose une échappée vers l’absurde. Vilma, tout d’un coup, tue Hugo, avant de retourner pleurer sur son banc. Peut-être n’est-ce là qu’un fantasme, car quelques minutes plus tard, Hugo se lève et revient à sa poubelle. À moins qu’il ne s’agisse d’un autre basurero, dans une autre décharge, avec les mêmes préoccupations. Cette fin qui prend nettement ses distances avec le réel laisse entrevoir des possibles qui sont autant d’impasses, et élargit le drame, dans l’espace et le temps – même si, néanmoins, l’incertitude que fait surgir cette distorsion domine un peu et laisse un goût d’inachevé à cette belle œuvre.

 

F.

 

Pour en savoir plus sur « Los Basureros », rendez-vous sur le site Enfoque Cuba.

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