« Acceso » de Pablo Larraín et Roberto Farías au Théâtre de la Vignette – Sandokan, le suicidé de la société

Le Théâtre de la Vignette, situé dans l’enceinte de l’Université de Montpellier 3, a accueilli pour deux dates le spectacle de Pablo Larraín et Roberto Farías, Acceso. Promu par le Festival Sens Interdits et présenté en octobre 2015 au Théâtre des Célestins, à Lyon, ce spectacle venu du Chili tourne depuis, et rencontre le succès. L’œuvre est pourtant loin d’être consensuelle, elle qui met en scène une de ces figures qui abolissent les distances, qui abattent les frontières – et qui sont pourtant les moins glorieuses de nos sociétés.

Sur scène, des chaises. Elles n’ont pas vocation à rester vides, les spectateurs qui le souhaitent sont invités à les occuper. Les plus curieux ou les plus téméraires s’empressent donc de remplir les rangs formés sur le plateau, serrés et cernés de couloir. Le choix que tel ou tel fait va déterminer la perception de la représentation qu’il va avoir. Soit il est spectateur du comédien et des spectateurs qui sont sur scène, à distance, soit il prend le risque d’être partenaire du comédien.

Un partenaire malgré soi, comme on peut l’être à certaines heures tardives, dans le métro, le tram ou le bus, quand le nombre des laissés-pour-compte est plus élevé, ou qu’ils paraissent simplement plus visibles. Le personnage de Pablo Larraín et Roberto Farías, Sandokan, est un de ceux-là, de cette catégorie internationale des SDF, marchands de fortune ou quêteurs, qui cherchent par tous les moyens à collecter quelques pièces. Sandokan fait la manche parmi ces gens anonymes que sont les spectateurs sur scène, qui lui servent de support. Il ne se contente pas de demander de l’argent, mais brandit hors de son sac en bandoulière des trésors : des livres – sur le droit, sur la médecine, sur la grammaire… –, et des babioles – chasse-fantômes, peignes pour tout poils, semelles… Quelle que soit la marchandise qu’il saisit, il en vante joyeusement les qualités inégalables et entraîne ses interlocuteurs à chanter avec lui le prix de ses trouvailles – 2000 pesos.

Par intermittences, ce n’est pas une marchandise mais une bouteille que brandit l’individu, qu’il boit goulument. L’alcool lui sert autant à oublier qu’à décanter les souvenirs, qui tous rivalisent d’abjection. Femme enceinte battue, fœtus écrabouillés, enfants violés, adultes pervers, drogue, prostitution, violence… tout y passe. Ces sombres souvenirs, qui ne se disent que dans la pénombre, reconstituent une genèse, esquissent la trajectoire de cet être. D’une réminiscence à l’autre, on croit avoir atteint le pire, mais l’escalade est sans fin, car l’ignominie et l’horreur ont plusieurs visages.

Pour rendre l’inaudible audible, soumettre le spectateur à un tel exposé, les artistes détruisent toute forme d’écart – ceux dans lesquels on se réfugie pour n’avoir pas à se confronter à nos échecs les plus retentissants. L’écart qui préserve une salle de théâtre de ce qui se joue sur scène, en replaçant le comédien au milieu d’une partie du public – ou plutôt en conviant des spectateurs dans son espace ; mais aussi l’écart moins palpable qui sépare les confessions du personnage de ses réclames. La dramaturgie joue du contre-point, pour décharger la tension que met en place chaque réminiscence. Le deal est le suivant : la promotion d’un nouveau produit dérisoire contre un récit traumatique – ou l’inverse. Cet homme a plusieurs tours dans son sac, au sens propre comme au figuré, et dans l’une comme l’autre sphère, la logique de la surenchère est à l’œuvre. En creux, dans ces enchaînements sans transition, se met en place un lien profond entre la société marchande et l’histoire de cet homme.

A force de confessions, ses pirouettes commerciales prennent un tour de moins en moins léger à nos yeux, et lui-même est un peu plus affaibli par chaque souvenir qui refait surface. Il ne se contente pas de se rappeler, il revit pleinement, frappe ses adversaires dans les airs – et frôle des têtes –, s’effondre sur une chaise, cherche la plus petite marque de réconfort ou de partage, ou saisit le moindre prétexte d’établir un contact avec quelqu’un. Car son histoire est avant tout celle d’un homme en quête d’amour, depuis celui de la Yennifer jusqu’à celui des adultes – curés ou hommes d’affaires –, qui le nourrissent et lui donnent de l’argent en échange de son corps. C’est ce besoin d’amour que ne comprennent pas les flics qui arrêtent ces hommes et aggravent encore le malheur de Sadokan en les éloignant de lui.

Pour interpréter ce rôle, issu du film de Pablo Larraín, El Club, et approfondi à partir de témoignages de mineurs victimes d’abus sexuels, Roberto Farías se livre à une performance extraordinaire. Pour s’emparer de cette matière complexe, à la fois délicate et violente, il mobilise toute son énergie, et fait retentir chaque nuance du texte. Passant d’un registre à l’autre, d’un rythme à l’autre, d’un mouvement à l’autre, il en construit la densité.

La marque la plus évidente de son investissement est sa langue, qui déforme chaque mot, qui écorche la syntaxe et devient un langage profondément personnel, chargé d’expériences – ce dont rendent compte les surtitres, qui défilent à toute allure pour suivre le débit emporté du comédien. Pour ce personnage, la parole apparaît comme un espace de liberté. Malgré ses incorrections, elle assure la communication avec les autres ; mais au-delà, autant d’entorses expriment avec acuité toutes les blessures, les fractures, les douleurs. Et quand il s’agit d’encourager à l’achat, les phrases prennent la forme d’incantation, elles construisent une mélodie capable de bercer la peine, et s’élèvent même au rang de poésie, capables de faire entendre les mots les plus banals pour la première fois.

C’est par cette écriture et cette dramaturgie soignées que les artistes arrivent à faire entendre cette voix désespérée et rageuse, qui se fait la porte-parole de toutes celles qui hantent nos sociétés. Ils donnent voix mais trouvent aussi le moyen d’offrir une écoute à cette voix, de lui rendre du sens en construisant les conditions de son adresse, pour qu’elle ne soit pas vaine. Le spectateur est mis en demeure d’entendre l’insoutenable, d’écouter et de voir ce dont il tend instinctivement à se détourner. Pris au piège du théâtre, il se trouve ainsi brutalement confronté au malaise de nos sociétés, que l’on voudrait nier car il révèle nos plus grandes failles, et rend l’échec bien trop évident.

 

F.

 

Pour en savoir plus sur « Acceso », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Vignette.

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