Le carnaval, monde à l’envers – Mikhaïl Bakhtine

Le carnaval est un spectacle sans la rampe et sans la séparation en acteurs et spectateurs. Tous ses participants sont actifs, tous communient dans l’acte carnavalesque. On ne regarde pas le carnaval, pour être exact, on ne le joue même pas, on le vit, on se plie à ses lois aussi longtemps qu’elles ont cours, menant une existence de carnaval. Celle-ci pourtant se situe en dehors des ornières habituelles, c’est en quelque sorte une « vie à l’envers », « un monde à l’envers ».

Les lois, les interdictions, les restrictions qui déterminaient la structure, le bon déroulement de la vie normale (non carnavalesque) sont suspendues pour le temps du carnaval ; on commence par renverser l’ordre hiérarchique et toutes les formes de peur qu’il entraîne : vénération, piété, étiquette, c’est-à-dire tout ce qui est dicté par l’inégalité sociale ou autre (celle de l’âge par exemple). On abolit toutes les distances entre les hommes, pour les remplacer par une attitude carnavalesque spéciale : un contact libre et familier. C’est un moment très important de la perception carnavalesque du monde. Les hommes séparés dans la vie par des barrières hiérarchiques infranchissables s’abordent en toute simplicité sur la place du carnaval. Cette attitude familière impose un caractère particulier à l’organisation des actions de masse, une gesticulation carnavalesque libre, ainsi que le mot carnavalesque franc. Dans le carnaval s’instaure une forme sensible, reçue d’une manière mi-réelle, mi-jouée, un mode nouveau de relations humaines, opposé aux rapports socio-hiérarchiques tout-puissants de la vie courante. La conduite, le geste et la parole de l’homme se libèrent de la domination des situations hiérarchiques (couches sociales, grades, âges, fortunes) qui les déterminaient entièrement hors carnaval et deviennent de ce fait excentriques, déplacés du point de vue de la logique de la vie habituelle. L’excentricité est une catégorie spéciale de la perception du monde carnavalesque, intimement liée à celle du contact familier ; elle permet à tout ce qui est normalement réprimé dans l’homme de s’ouvrir et de s’exprimer sous une forme concrète.

Sur la familiarité se greffe la troisième catégorie de la perception carnavalesque du monde : les mésalliances. Les rapports familiers libres se communiquent à tout : aux pensées, au système de valeurs, aux phénomènes, aux objets. Tout ce que la hiérarchisation fermait, séparait, dispersait, entre en contact et forme des alliances carnavalesques. Le carnaval rapproche, réunit, marie, amalgame le sacré et le profane, le haut et le bas, le sublime et l’insignifiant, la sagesse et la sottise, etc.

Il faut ajouter à cela une quatrième catégorie : la profanation, les sacrilèges, tout un système d’avilissement et de conspirations carnavalesques, les inconvenances relatives aux forces génésiques de la terre et du corps, les parodies de textes et de paroles sacrés, etc.

Ces catégories carnavalesques ne sont pas des idées abstraites sur l’égalité et la liberté, sur le lien interne entre toutes choses, sur l’identité des contraires, etc. Ce sont des « pensées » rituelles et spectaculaires, concrètement perceptibles et jouées sous la forme de la vie elle-même, des « pensées » qui se sont constituées et ont vécu au cours des siècles dans les larges masses de l’humanité européenne. C’est ce qui leur a permis d’exercer un tel ascendant formel sur la constitution des genres.

Au cours des siècles, les catégories carnavalesques, et avant tout celle de la familiarisation de l’homme et du monde, se sont transposées dans la littérature, dans son courant dialogique principal. Elles ont contribué à l’abolition de la distanciation épique et tragique et au transfert du représenté dans la zone du contact libre. On trouve des conséquences importantes de cela dans l’organisation du sujet et des situations thématiques, dans la familiarité particulière de l’auteur à l’égard de ses personnages (impossible dans les genres supérieurs), dans la nouvelle logique des mésalliances et des abaissements profanants ; enfin, leur influence fut déterminante pour la transformation du style verbale dans la littérature. Tout cela déjà très net dans la ménippée. Nous y reviendrons encore, mais il nous faut d’abord dire quelques mots sur les autres aspects du carnaval et avant tout sur les actes carnavalesques.

Au premier plan figurent ici l’intronisation bouffonne depuis la destitution du roi du carnaval. Ce rite se rencontre sous différents aspects dans toutes les festivités de type carnavalesque : dans les formes les plus élaborées, les saturnales, le carnaval européen, la fête des fous (où l’on choisissait non un roi mais le pape, des évêques, des prêtres de facétie, selon le rang de la paroisse), ainsi que dans les formes plus vagues, comme les repas de fête où l’on couronne des rois et des reines d’un jour.

Il y a, à la base de l’acte rituel de l’intronisation-détronisation, la quintessence, le noyau profond de la perception du monde carnavalesque : le pathos de la déchéance et du remplacement, de la mort et de la renaissance. Le carnaval est la fête du temps destructeur et régénérateur. C’est en quelque sorte son idée essentielle. Et soulignons encore une fois qu’il ne s’agit pas d’une idée abstraite, mais d’une perception du monde vivante, rendue par les formes concrètes de l’acte rituel.

L’in-détronisation est un rite ambivalent, « deux en un », qui exprime le caractère inévitable et en même temps la fécondité du changement-renouveau, la relativité joyeuse de toute structure sociale, de tout ordre, de tout pouvoir et de toute situation (hiérarchique). L’intronisation contient déjà l’idée de la détronisation future : elle est ambivalente dès le départ. D’ailleurs, on intronise le contraire d’un vrai roi, un esclave ou un bouffon, et ce fait éclaire en quelque sorte le monde à l’envers carnavalesque, en donne la clef. Dans le rite de l’intronisation, tous les moments de la cérémonie, les symboles du pouvoir que reçoit l’intronisé, les vêtements dont il est paré, deviennent ambivalents, se teintent d’une relativité joyeuse, sont presque des accessoires de spectacle (mais des accessoires rituels) ; leurs significations symboliques se situent sur deux plans (alors qu’en dehors du carnaval, en tant que symboles réels du pouvoir, ils se trouvent sur un plan unique, absolu, lourd et monolithiquement sérieux). A travers l’intronisation on aperçoit déjà la détronisation et cela s’applique à tous les symboles carnavalesques : tous contiennent en perspective la négation et son contraire. La naissance est grosse de la mort, celle-ci annonce la renaissance. Le rite de la détronisation sert en quelque sorte de parachèvement à l’intronisation et ne peut en être séparé (c’est un rite « deux en un », répétons-le) ; il laisse présager une nouvelle intronisation. Le carnaval fête le changement, son processus même, et non pas ce qui est changé. Il est pour ainsi dire fonctionnel et non substantiel. Il ne rend rien absolu mais proclame dans la joie la relativité universelle. Le cérémonial de la détronisation reprend antithétiquement celui de l’intronisation : on ôte les vêtements du roi, sa couronne, ses autres insignes de pouvoir, on se moque de lui, on le frappe. Tous les moments symboliques de la détronisation se doublent d’un plan positif ; ce n’est pas la destruction, la négation pure, absolue (le carnaval ne connaît pas la négation, pas plus que l’affirmation absolues). Bien plus, c’est justement le rite de la détronisation qui offre l’image la plus vive des changements-renouveaux, de la mort créatrice et féconde. C’est pourquoi il a été si souvent utilisé par la littérature. Mais, répétons-le, l’intronisation et la détronisation sont inséparables, elles sont « deux en un » et se muent l’une dans l’autre ; lors d’un divorce total leur sens carnavalesque se perd totalement.

La cérémonie de l’in-détronisation est évidemment pénétrée de catégories carnavalesques (d’une logique du monde spécifique) : de contacts familiers (flagrant surtout dans la détronisation), de mésalliances (l’esclave-roi), de profanation (le jeu avec les symboles du pouvoir suprême), etc.

Nous ne pouvons nous arrêter ni sur les détails de ce rite (bien qu’ils soient fort intéressant) ni sur ses multiples variantes dues aux époques et aux festivités particulières. Nous n’analyserons pas davantage les différents rites secondaires du carnaval, tels que le travestissement (c’est-à-dire le changement carnavalesque de vêtements, de situation et de destin), les mystifications, les guerres carnavalesques sans effusion de sang, les propos agoniques, l’échange de cadeaux, l’abondance en tant que moment d’utopie carnavalesque, etc. Tous ces rites sont également passés dans la littérature, en conférant une profondeur de symbole et d’ambivalence aux sujets et aux situations thématiques, ou bien en les dotant d’une relativité joyeuse, d’une légèreté de carnaval, d’une rapidité de changement.

Mais la pensée littéraire et artistique fut surtout marquée par le rite de l’in-détronisation qui a engendré un type particulier, détronisant, dans la structure des images artistiques et d’œuvres entières, un type fondamentalement ambivalent et à deux plans. Si l’ambivalence carnavalesque s’efface dans les images détronisantes, celles-ci dégénèrent en une simple dénonciation négative à caractère moral ou socio-politique, se déroulent sur un seul plan et perdent toute leur valeur artistique.

Quelques mots encore sur la nature ambivalente des images carnavalesques. Elles sont toujours doubles, réunissant les deux pôles du changement et de la crise : la naissance et la mort (image de la mort porteuse de promesses), la bénédiction et la malédiction (les imprécations carnavalesques bénissent, et souhaitent simultanément la mort et la renaissance), la louange et l’injure, la jeunesse et la décrépitude, le haut et le bas, la face et le dos, la sottise et la sagesse. La pensée carnavalesque est riche en images géminées suivant la loi des contrastes (petit et grand, gros et maigre), ou des ressemblances (les doubles, les jumeaux). On use abondamment de choses mises à l’envers : vêtements retournés (ou devant derrière), pantalon sur la tête, vaisselle en guise de chapeau, ustensile ménager servant d’arme, etc. C’est là une manifestation particulière de la catégorie de l‘excentricité, une infraction à tout ce qui est habituel et commun, une vie hors de son courant normal.

La Poétique de Dostoïevski, Mikhaïl Bakhtine
(Traduction Isabelle Kolitcheff)

 

Der Kampf zwischen Fasching und Fasten. 1559

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